L’ami, dont le menton est sucre,
Ne se mettra pas en colère
Ni de vin videra ma bouche.

Chaque matin il me fait nu,
Et il me dit : Viens par ici,
Je suis un arracheur d’habits.

Dans la maison sans cesse il saute,
Sans un seul moment de répit.
Moi, dans ce cas, que dois-je faire ?

Ma tête, à cause de sa coupe,
S’est perdue, et par sa vision
Mon corps est maintenant un souffle.

Lui pour qui les sept univers
Sont étroits, comment donc fait-il
Quand il se glisse dans ma robe ?

À cause de son suc, mon cœur
Est devenu lion. Dans son cri
Ma parole a trouvé du sucre.

Il disait : tu es dans mon poing
Moi qui t’ai fabriquée, ma lyre,
Ne pourrais-je pas te pincer ?

Je suis ta lyre et quand tu pinces
Du doigt chacune de mes veines
Alors je deviens le tam-tam.

À la fin, toi tu ne décroches
Ton cœur de moi. Moi qui n’ai pas
De cœur, qu’est-ce que je peux faire ?

 

Mowlânâ (Roumi), Le Livre de Chams de Tabriz, traduit du persan par Mahin et Nahal Tajadod et Jean-Claude Carrière, « Connaissance de l’Orient »
© Gallimard, 1993

 

Les poètes mystiques ont toujours chanté l’amour. Ou plutôt, la « nuit qui a joint l’aimé à l’aimée », selon les mots de saint Jean de la Croix. Hors du temps, une âme s’annihile dans l’essence divine. Elle n’a plus d’autre aspiration qu’approfondir cette union. Le langage des cœurs semble le seul à même d’approcher cette expérience spirituelle. Il atteint parfois une sensualité extrême, alors qu’il n’est pourtant plus question de corps. Les différences entre religions s’estompent. Dans l’Islam, l’ésotérisme soufi se retrouve, avec des différences, chez les chiites et les sunnites. Le clergé n’a pas de rôle dans ces initiations mais il existe des guides. Pour Djalâl-od-dîn, que l’on surnomme Roumi en Occident et Mowlânâ (notre maître) en Perse, le révélateur fut un derviche vêtu de noir. La rencontre eut lieu à Konya, sur le plateau d’Anatolie, en 1244. Elle est le sujet du Livre de Chams de Tabriz. Roumi était prédicateur et mollah. Il devint « ignorant en un seul regard ». Désormais ivre, sans maison ni habit, instrument d’une force supérieure, il implore dans ses vers « que faire ? ». Il n’est plus que mouvement et que rythme à l’unisson des étoiles : tam-tam. L’école de Roumi se distingue par la danse des derviches tourneurs, le samâ. Sur la musique des flûtes, les danseurs atteignent l’extase. Les poèmes de Roumi, que l’on récite, participent de ce mouvement incessant. Ils répètent que la religion n’est pas qu’une histoire de courants, qu’une affaire sociale. Elle réclame une autre quête, dont l’horizon est absolu : prier.





Vous avez aimé ? Partagez-le !