On nous annonce 2 500 migrants morts en Méditerranée depuis le début de l’année 2015 ; un camion transformé en charnier a été récemment découvert en Autriche ; chaque jour, un rafiot fait naufrage emportant avec lui son chargement de clandestins miséreux. Les frontières sont devenues de véritables passoires permettant aux migrants de traverser les pays sans être interceptés. Partout, la méfiance et la haine s’installent, les collectivités locales sont débordées, des camps se forment… Triste spectacle que le monde observe avec une impuissance révoltante.

Le Liban d’où je viens a connu des épreuves similaires, avec des milliers de déplacés autochtones, exilés dans leur propre pays, qui, pendant la guerre, ont été obligés de fuir des massacres ou des bombardements pour gagner des zones moins exposées. Certains ont dû squatter des immeubles en construction ou des couvents en attendant la fin des combats. À ce jour, vingt-cinq ans après la fin du conflit libanais, nombre de déplacés sont encore incapables de retourner dans leurs villages, soit parce que ceux-ci ont été rasés, soit parce que la perspective d’une cohabitation avec la communauté qui, par ses exactions, a été la cause de leur départ ne les enchante guère… Je me souviens d’une décision rendue par le juge des référés de Beyrouth ordonnant l’expulsion de déplacés qui, faute de logement, occupaient un parking souterrain. L’ordonnance, comme toutes les décisions judiciaires, portait la mention : « Au nom du peuple libanais ». Ironie du sort ! On imagine l’amertume de ces réfugiés libanais, délogés de force au nom de leur propre peuple… À côté de cette migration endogène, le pays du Cèdre, pourtant exigu (10 452 km2), en a connu deux autres, exogènes celles-là : d’abord, l’afflux de réfugiés palestiniens, parqués depuis des années dans des camps insalubres dominés par des caïds armés jusqu’aux dents, qui attendent encore un hypothétique retour dans leur terre natale ; ensuite, les réfugiés syriens, plus d’un million à l’heure actuelle, disséminés aux quatre coins du Liban dans des camps de fortune, de modestes habitations louées dans les quartiers populaires ou, pour les plus aisés d’entre eux, des meublés à Hamra ou à Tripoli… Ces deux vagues de migrants étrangers sont porteuses de trois leçons.

La première est que l’aspect humanitaire est primordial : on ne discute pas s’il faut venir en aide ou non à un enfant abandonné. Cet impératif impose au pays d’accueil, au nom de la solidarité et de la charité, de prendre toutes les mesures nécessaires pour secourir les migrants et leur assurer nourriture, soins et éducation. Les réfugiés syriens ont ainsi été accueillis à bras ouverts par la population libanaise ; leurs enfants sont inscrits dans les écoles locales qui, pour éviter la cohue, leur dispensent des cours l’après-midi et les samedis matin.

La deuxième est que ce phénomène ne peut et ne doit pas devenir une charge insupportable pour la terre d’accueil. Si la communauté internationale existe, elle assume une responsabilité collective : par définition, le concept de « Nations unies » suppose une « union » qui, hélas, fait cruellement défaut aujourd’hui. Il n’est pas acceptable que de petits États comme le Liban ou la Jordanie, ou des localités comme Lampedusa, Calais ou Kos, soient laissés seuls face aux difficultés démographiques, économiques et sécuritaires occasionnées par les migrants. L’ONU, l’Union européenne et les organisations internationales concernées sont tenues de partager les responsabilités et les charges au nom de cette même solidarité qui a imposé l’accueil des réfugiés. Cet équilibre est d’autant plus nécessaire que l’excès engendre l’abus : l’hospitalité cesse quand la menace commence. Le conflit libanais a été provoqué, du moins en grande partie, par le facteur palestinien ; et les réfugiés syriens sont désormais contrôlés par la Sûreté générale libanaise et par les municipalités qui, non contentes de les ficher, leur imposent parfois un couvre-feu pour éviter les attroupements nocturnes. Certains observateurs s’inquiètent de l’impact de leur présence sur la stabilité et l’économie du pays : quand pourront-ils rentrer chez eux ? Jusqu’à quand partageront-ils avec les Libanais des infrastructures vétustes et inadaptées ? Comment limiter la concurrence de leurs artisans et ouvriers, réputés travailleurs et dociles, à l’heure où le chômage mine la société libanaise ? 

La troisième leçon est qu’il convient de prendre le mal à la racine, de régler le problème en amont plutôt que d’en subir les conséquences. La chute de Bachar al-Assad, si elle avait été précipitée, aurait permis d’empêcher la catastrophe humanitaire que nous endurons actuellement – sachant que la majeure partie des migrants en Méditerranée est constituée de Syriens, prêts à tout pour fuir les barils explosifs largués par les avions du régime ou les horreurs de l’État islamique, créé pour le combattre. Du reste, une surveillance sérieuse des côtes méditerranéennes par une force navale multinationale chargée d’arraisonner les navires clandestins et de punir les passeurs devrait pouvoir limiter ce genre de trafics odieux : sans la fermeté, la compassion devient laxisme. Il n’y a pas si longtemps, Kadhafi tentait de redorer son blason en s’érigeant en protecteur de l’Europe contre « l’invasion » des migrants africains qu’il se proposait d’endiguer. C’est la preuve que ce phénomène peut être traité à la source par les États qui ont provoqué ou encouragé le départ de ces voyageurs sans bagages, poussés au désespoir par la misère, la dictature ou la guerre. Au lieu d’attendre l’incendie pour essayer de le circonscrire, ­empêchons les pyromanes de jouer avec le feu ! 

 

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