La tarte est au four. Depuis tout ce temps sans la mère, il a appris ; jamais, quand elle était là, le père, ou son frère, ou lui, ne se serait mêlé de ces choses, la nourriture, le linge, le ménage ; après la mort de la mère, la sœur aînée, Colette, qui était mariée à l’autre bout de la commune et avait sa propre maison à tenir, lui avait tout montré, très vite, en quelques semaines. La mère était partie d’un seul coup, on n’avait pas eu le temps de prévoir, mais Pierre avait souvent pensé, depuis, que, de toutes façons, la mère n’aurait pas voulu, ou pas pu lui apprendre, à lui, un homme, des gestes et des façons de faire dévolues aux femmes ; et pourtant des frères célibataires qui finissaient ensemble dans une maison il y en avait toujours eu dans les familles, mais pas chez eux, pas chez les Lacombe, Jean et lui seraient les premiers, et les derniers. 

 

Il attend les cousines, elles viennent une fois l’an, entre le 14 juillet et le 15 août, elles arrivent vers trois ou quatre heures, au plus tard, et repartent en début de soirée, quand le chaud du jour est tombé. Pierrette conduit, elle est plus aguerrie, et plus jeune aussi, de quatre années seulement, mais à ces âges ça compte ; Suzanne et lui sont de 1933, ils ont passé les quatre-vingt-deux, et ils se suffisent et font leur train sans rien demander à personne, mais avaler soixante-dix kilomètres de petites routes perdues avec des tournants impossibles seulement pour se rendre visite, ça devient trop difficile. La dernière fois où il s’est lancé, c’était en juillet 2013, le 12, il était invité chez Suzanne, pour son repas d’anniversaire, il avait bien fait honneur à tout et s’était retenu de boire, mais il avait cru ne pas revenir tant la fatigue l’avait pris, il avait dû s’arrêter un moment à l’ombre, fermer les yeux ; il n’avait pas dormi, il avait attendu en évitant de penser à ce qui était perdu, à cette vaillance, à cette endurance qu’il avait eue, toute sa vie, passant sans mollir d’un travail à l’autre parce que, dans une ferme comme la leur, il fallait savoir tout faire. 

 

Il le sait, il le sent jusqu’au fond des os que la vieillesse est comme une maladie qui n’aura pas de remède et se glisse entre lui et chacun de ses gestes, chacune des pensées qui le traversent, quand il gratte au jardin, quand il donne à ses cinq poules, quand il casse son bois dans l’appentis collé contre la maison, ou quand il sort la voiture du garage, le mercredi matin, pour partir aux courses à Riom ; il pourrait s’arranger avec l’épicier qui passe le lundi et le jeudi et vend de tout, mais il aime aller faire son tour à Riom, surtout l’été, quand c’est plein de monde, avec des jeunes, des enfants, et des gens que l’on ne connaît pas. Il prend son temps, personne ne l’attend à la maison ; quand Jean était encore là, il n’aimait pas le laisser, maintenant il s’arrange à sa façon et ça, c’est appréciable, même s’il préférerait que son frère soit toujours avec lui, dans la maison. Il le dira à Suzanne, il le lui a déjà dit et elle pense comme lui, ils le répéteront ensemble ; c’est surtout avec Suzanne qu’il aime parler, elle comprend mieux. 

Pierrette lui demandera des nouvelles de sa santé, boira du sirop, jamais de café, elle mangera un morceau de tarte, mais à peine, presque rien, il voit bien qu’elle se méfie de son ménage de vieux garçon, elle regarde le verre et la petite assiette qu’il sort pour la tarte comme si elle voulait les passer au scanner, elle se retient de poser sur le banc le journal ou un prospectus publicitaire avant de s’asseoir du bout des fesses, des fois qu’elle salirait un peu son pantalon beige ; finalement après une demi-heure passée dans la cuisine bien fraîche, il prend soin de tenir les volets fermés, quitte à allumer la suspension en plein jour, Pierrette sortira, elle se jettera dehors en disant qu’elle va faire son tour, et le plein de soleil. Ils resteront les deux avec Suzanne, c’est le meilleur, ils se comprennent sans phrases.

 

Suzanne tourne son café dans le verre, ils aiment ce petit bruit de la cuillère, même s’ils ne prennent pas de sucre, au besoin il sortirait pour Pierrette une tasse du service, avec la soucoupe, on a ce qu’il faut dans la maison, mais Suzanne et lui préfèrent le café dans le verre, on sent mieux le chaud et le goût. Suzanne est en colère, elle parle raide et il est d’accord sur tout, ils ont regardé les mêmes informations à la télé et lu les mêmes articles dans le journal ; tout l’été, ils ont vu les paysans, jeunes ou moins jeunes, qui manifestaient pour les prix du lait et de la viande, et pas seulement dans le coin, mais dans d’autres régions où les gens se débattent aussi, et veulent vivre de leur travail. Suzanne s’énerverait, on est pas des mendiants, on demande pas la charité, on se démène, on y croit. Suzanne se penche vers lui par-dessus la table dans la bonne odeur des abricots cuits et secoue la tête, son chignon bas est un peu en désordre, elle pose sur la toile cirée un article découpé dans le journal du 2 juillet et lui demande s’il l’a vu ; elle répète, tu l’as vu celui-là, tu l’as vu. Il l’a vu, il se souvient, du tracteur vert, du godet fixé à l’avant, en position haute, et du calicot bleu, des lettres rouges, 1 suicide/2j pourquoi ???, et de la combine de travail grise bourrée de paille ou de foin pour faire plus vrai, pendue au godet. Il se souvient. Ils se taisent. 

Vous avez aimé ? Partagez-le !