C’était une petite maison de banlieue insignifiante qui n’attirait l’attention que par la présence d’un groupe d’hommes en tenue de camouflage postés devant l’entrée, et parce qu’elle possédait à l’arrière, au lieu d’un jardin, une dalle de ciment plus petite qu’un court de tennis, mais suffisante pour permettre à un hélicoptère de se poser. Autorisés à entrer, nous passâmes devant un chien en porcelaine grandeur nature pour aller nous asseoir en attendant notre hôte. Une perruche sautillait silencieusement d’un bout à l’autre de sa cage, semblant mesurer le temps comme une ingénieuse horloge suisse. 

Deux hommes vinrent nous rejoindre. Ils étaient en robe de chambre et en sous-vêtements, l’un pieds nus, l’autre en pantoufles et je ne savais lequel appeler « mon Général ». Tous deux avaient la quarantaine, mais l’un était plutôt rondelet, avec un visage jeune et serein qui, me semblait-il, lui durerait toute la vie, tandis que l’autre – celui aux pieds nus – était mince, bel homme, avec une boucle de cheveux qui lui retombait sur le front et des yeux qui ne cachaient rien. Lors de notre première rencontre, ces yeux trahissaient une attitude de prudence, de suspicion même, comme s’il se trouvait en face d’une ­nouvelle espèce d’être humain. Je décidai, sans me ­tromper, que c’était lui le Général. 

Au cours des quatre années suivantes, j’en vins à bien connaître ces yeux ; ils exprimaient tour à tour un humour presque frénétique, un sentiment affectueux, une impénétrable réflexion intérieure, et, plus que tout, un sens de la fatalité : aussi, lorsque la nouvelle de sa mort me parvint en France, à la veille d’un nouveau départ vers le Panama – accident ? bombe ? – j’éprouvais moins un choc qu’une tristesse longtemps anticipée devant ce qui m’avait paru être, au fil des ans, une fin inévitable. Je me rappelle lui avoir demandé un jour quel était son rêve le plus frappant
– « la muerte », me répondit-il sans hésiter. 

Pendant un moment, nous avons parlé de choses et d’autres, Chuchu [son garde du corps] faisant office d’interprète. Conversation courtoise et prudente, dont quelques faits émergèrent néanmoins : il était, comme moi, fils d’un enseignant ; après s’être enfui de chez lui à dix-sept ans, il s’était inscrit dans une école militaire au Salvador. Peut-être cherchait-il à se peindre, aux yeux de l’étranger qu’il avait, de façon un peu irréfléchie, invité dans son pays, sous les traits d’un simple homme d’action, ce qui était fort loin de la vérité. Tout en me jetant un regard oblique, il se mit à attaquer les intellectuels : « Les intellectuels sont comme du verre fin, du cristal qu’un son peut fêler. Le Panama est fait de terre et de roc. »

Je lui arrachai un premier sourire en répliquant que lui-même n’avait échappé à la condition d’intellectuel qu’en fuyant l’école à temps.[…]

 

Le Général avait de bonnes raisons d’être impatient. Il évoqua les émeutes de 1964, lorsque la garde nationale resta dans ses quartiers, laissant tout entre les mains des étudiants. Le jeune officier Torrijos avait eu honte devant la passivité des gardes. « C’est une bonne chose, dit-il, que Vance soit le secrétaire d’État de Carter. Il se trouvait à Panama au début des émeutes, et nous avons dû le sortir en douce de son hôtel pour l’amener à l’intérieur de la Zone. Il sait ce que peut être une émeute à Panama. Il était vraiment paniqué ce jour-là. » Torrijos ajouta : « Si les étudiants pénètrent à nouveau dans la Zone, ma seule alternative est de les écraser ou de prendre leur tête. Je ne les écraserai pas. » Puis il fit une remarque qu’il aimait à répéter : « Je ne veux pas entrer dans l’Histoire. Je veux entrer dans la Zone du canal. » Il a fini par y entrer, même si ce ne fut pas dans des conditions aussi satisfaisantes qu’il l’avait espéré, et peut-être a t-il payé cette victoire de sa vie.

Nous avons trop tendance à mettre dans le même sac tous les généraux d’Amérique centrale ou d’Amérique du Sud. Torrijos était un loup solitaire. Dans la lutte diplomatique contre les USA, il ne reçut aucun appui de l’Argentin Videla, du Chilien Pinochet ou du Bolivien Banzer – les généraux autoritaires, qui se maintenaient au pouvoir grâce à l’aide des États-Unis, n’existaient que parce qu’ils représentaient l’anticommunisme aux yeux des Américains. Torrijos n’avait rien d’un communiste, mais il était l’ami et l’admirateur de Tito, il était en bons termes avec Fidel Castro, qui l’approvisionnait en excellents cigares, bagués à son nom, et lui donnait des conseils de prudence – conseils que le Général acceptait difficilement. Son pays était devenu un havre de sécurité pour les réfugiés d’Argentine, du Nicaragua et du Salvador. Il rêvait, ainsi que je devais l’apprendre au cours des années suivantes, d’une Amérique centrale social-démocrate, complètement indépendante, mais qui ne constituerait pas une menace pour les États-Unis. Cependant, plus il approchait de la réussite, plus il approchait de la mort. 

En cet après-midi ensoleillé à Contadora, au retour de son rendez-­vous à l’hôtel, il était heureux et tenait des propos insouciants. C’est seulement plus tard que je crus lire dans ses yeux le pressentiment de la mort – une mort qui ne marquerait pas uniquement la fin de son rêve d’un socialisme modéré, mais pire encore, la fin de tout espoir d’une paix équitable en Amérique centrale. 

 

Extrait d’À la rencontre du général © Robert Laffont, 1984, pour la traduction française de Robert Louit

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