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Conception Michel Foucher

Coordination Sylvain Cypel

Réalisation Pascal Orcier

Adaptation graphique Antoine Ricardou, Aurélie Colliot

© le 1

En quelques phrases lumineuses, le grand reporter Albert Londres a raconté en 1931, dans Pêcheurs de perles, les origines de la relation franco-djiboutienne : « Ce point fut acheté par la France au sultan de Tadjourah. Exactement trois rochers dans la mer, avec quelques écueils autour mais, tel qu’il était, il avait séduit la France. Elle l’épousait non pour sa beauté mais pour son fond, un bon fond dont on ferait une belle rade. » Cette acquisition fut signée en 1885 et cent trente ans plus tard, la France est toujours là. Mais elle n’est plus seule… Djibouti collectionne désormais sur son sol les implantations militaires étrangères. Après avoir négocié, en 2002, l’installation d’une vaste base aérienne américaine au camp Lemonnier, au sud de l’aéroport, puis l’ouverture de la première base des forces d’autodéfense japonaises hors du Japon, en 2002, le président djiboutien Ismaïl Omar Guelleh, au pouvoir depuis 1999, vient de confirmer que son gouvernement négocie avec Pékin l’installation d’une base militaire permanente. Elle se situera au nord du golfe de Tadjourah, dans la région d’Obock, et ouvrira en 2016. Djibouti sera alors le seul État au monde à accueillir sur son sol à la fois une base militaire américaine et une base chinoise. 

Participant à la lutte anti-piraterie dans le golfe d’Aden, les marines européennes, rassemblées au sein de la « mission Atalante », ainsi que les autres bateaux (russes, chinois, indiens, japonais, coréens), font régulièrement escale à Djibouti et disposent de soutiens opérationnels dans ce pays – le seul, sur la côte est de l’Afrique, à pouvoir offrir les services logistiques performants et sécurisés d’un port aux normes internationales, par ailleurs géré par Dubai Ports World. Cet intérêt des puissances pour une présence militaire permanente à Djibouti confirme son importance géostratégique. Mais sa valeur évolue en fonction d’un contexte régional changeant et critique, de part et d’autre du détroit de Bab el-Mandeb, entre Djibouti et le Yémen (près de 40 % du trafic maritime mondial). Il est remarquable de constater la convergence sur le même territoire de tant d’intérêts différents et en partie rivaux. Ismaïl Omar Guelleh a eu l’habileté de situer son petit pays sur la vraie carte du monde.

 

La place de l’Éthiopie. Stratégique, Djibouti l’est d’abord pour l’Éthiopie dont elle est l’unique débouché maritime depuis la sécession de l’Érythrée (en 1993) et la perte du port d’Assab, tandis que celui de Berbera, en Somalie, est rendu peu accessible par la crise somalienne. L’Éthiopie détient à Djibouti des intérêts permanents et n’hésiterait pas à les défendre s’ils étaient menacés par des incursions djihadistes. 75 % du trafic du port lui est destiné. Neuf dixièmes de ce qui est importé (de l’essence au fer à béton) et exporté (du café et des minerais au vin de la Rift Valley vendu à la diaspora éthiopienne des États-Unis) passent par la route no 1, reliant le port de Djibouti à la capitale éthiopienne Addis-Abeba, à 850 kilomètres. Un parcours de deux jours, montant à 2 400 mètres d’altitude, emprunté quotidiennement par plus de 4 000 camions sur une route dangereuse en lacets.

Engorgée, la route sera bientôt doublée d’une voie ferrée reconstruite par des firmes chinoises (emmenées par China Railway Engineering Corporation) depuis le port de Djibouti et son extension de Doraleh, et une société turque (Yapi Merkezi) depuis Tadjourah, en pays afar. La voie ferrée électrifiée sera inaugurée en octobre 2015 et permettra à des convois de 3 500 tonnes de relier Addis-Abeba en 10 heures. Une autre voie désenclavera Maqalié, la capitale du Tigré, région dominante au plan politique. C’est donc la Chine qui aura ranimé la vieille voie ferrée française de 1917, dont les employés étaient francophones, accentuant encore l’intérêt vital de Djibouti pour l’Éthiopie qui lui fournit, depuis 2011, une partie de son approvisionnement électrique. 

Les deux pays se sont rapprochés à partir de 2008 à l’occasion d’une guerre des frontières avec l’Érythrée. Une médiation du Qatar a calmé le jeu. Mais le régime dictatorial de l’Érythréen Issayas Afewerki continue d’être une nuisance pour son peuple, condamné à fuir. 

 

Le rôle de la France. L’accord de défense de 2014 fait de Paris le garant de la sécurité de Djibouti, notamment en matière de contrôle aérien. La France possède sur ce territoire sa plus grande base militaire en Afrique. Les massifs montagneux et les déserts de Djibouti servent d’aire d’entraînement aux forces engagées sur des terrains comparables (en Afghanistan, puis au Sahara-Sahel) et continuent d’offrir des conditions extrêmes, également prisées par d’autres armées. Les Forces françaises de Djibouti (FFDJ) assurent des missions variées : soutien à l’opération Atalante, formation de forces somaliennes et ougandaises engagées en Somalie sur un mandat de l’Union africaine... La présence militaire française, fortement réduite suite à l’ouverture d’une base à Abu Dhabi, a retrouvé de nouvelles missions avec les crises du Yémen et d’Afrique orientale. 

 

Le rôle des États-Unis. Washington s’est adjugé, en 2002, une partie du camp Lemonnier (ex-base de la Légion étrangère) pour y établir une immense base opérationnelle afin d’intervenir directement, par drones, au Yémen où AQPA (Al-Qaïda dans la péninsule Arabique) s’est fortifiée. Djibouti est également un élément de son dispositif de présence militaire en Afrique orientale, qui s’ajoute à l’aéroport d’Entebbe en Ouganda. C’est le point d’appui d’actions de coopération militaire et d’aide au développement dans une région qui inclut le Rwanda, le Kenya et la Tanzanie (où les intérêts américains ont été la cible d’attentats), le Soudan du Sud et l’Éthiopie. 

 

Le rôle du Japon. Après avoir constaté que le dixième des 20 000 bateaux franchissant le détroit sont japonais et que la lutte anti-piraterie offre l’occasion d’une projection de forces d’autodéfense hors de l’archipel, Tokyo a négocié avec Djibouti en 2011. Le Japon dispose désormais sur place d’aéronefs de surveillance maritime et entend bien marquer son refus de tout déclassement stratégique face à la Chine, qui conteste la présence navale nipponne dans le Pacifique occidental.

 

Le rôle de la Chine. Pékin, après négociation avec Djibouti, devrait commencer en 2016 les travaux de construction de sa première base navale hors de son territoire, près d’Obock, une région marginalisée. Les États-Unis ont fait part de leur « déception ». Mais il est peu probable que le président Guelleh, qui avait traité avec l’armée américaine dans le dos des Français, tienne compte des pressions de Washington, défavorable à la mise en œuvre du programme chinois de création de 18 bases navales, dont plusieurs en Afrique, suivant en cela la méthode britannique d’escales sur la route des Indes au XIXe siècle. Leur présence dans la zone du canal de Suez s’affirme. 

En avril 2015, la marine chinoise a débarqué à Djibouti 275 ressortissants chinois. Un accord de coopération a été signé entre les ministres de la Défense chinois et djiboutien Chang Wanquan et Hassan Darar Houffaneh (pour la formation, la fourniture d’avions, de bateaux et de radars), doublé de promesses d’investissements civils (hôpitaux, port de Tadjourah). 

 

Le rôle de la Turquie. La liste des nouveaux acteurs serait incomplète si l’on ne mentionnait pas Ankara, dont les investisseurs et les exportateurs sont très actifs sur les rives de la mer Rouge – qui a longtemps fait figure de « lac » turco-arabe – aussi bien que dans la Corne de l’Afrique, à travers une présence multiforme, commerciale, religieuse, publique et privée. 

Pour ces grands acteurs, la lutte anti-piraterie, protégeant les flottes commerciales mondiales sans distinction de nationalité et avec l’aval de l’ONU, a engendré un formidable effet d’aubaine leur permettant de prendre pied à Djibouti. Lors du dialogue stratégique annuel dit de Shangri-La, à Singapour en juin dernier, l’amiral chinois Sun Jianguo n’a pas manqué de rappeler que son pays avait dépêché 20 groupes navals de 59 navires depuis 2008 pour assurer la sécurité de 3 000 bateaux chinois dans le golfe d’Aden et d’autant de navires naviguant sous d’autres pavillons. On dit que l’Eskadra de Russie s’y intéresse également, ainsi que la marine de Corée du Sud. 

 

La globalisation économique est d’abord maritime. Le besoin d’assurer la sécurité des flux permet aux puissances de procéder à de grands déploiements stratégiques avec l’accord des autorités internationales. Ce que vend l’État de Djibouti, c’est donc bien une situation stratégique de valeur croissante sur fond de tensions régionales des deux côtés du détroit, de flux mondiaux accrus et d’ambitions de quelques puissances émergentes. L’infiniment petit peut s’avérer globalement stratégique. Peu de configurations locales suscitent autant d’intérêt mondial. Sa « mise en vente » s’inspire des précédents des sultans locaux d’Obock et de Tadjourah, qui surent négocier avec les Ottomans, puis les Français, amateurs de café du Harrar et d’autres trafics moins nobles, et qui ont inspiré tant d’écrivains de renom.  

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