Dans la grisaille où se confondent en ce moment les élites françaises, une petite lueur se dessine, dans laquelle on est tenté d’entrevoir un réveil de l’esprit normalien. Si l’on devait résumer cet esprit d’une formule, on dirait qu’il tend à ne jamais oublier la distinction fameuse de Pascal selon laquelle l’esprit de géométrie, indispensable pour administrer les choses, est stérile s’il ne s’accompagne pas du souci des « choses spéculatives et d’imagination », qui caractérise l’esprit de finesse. Contrairement à une légende entretenue par les normaliens eux-mêmes, cet esprit n’est nullement incompatible avec l’exercice de responsabilités dans l’entreprise, où Roger Fauroux, ancien de l’école de la rue d’Ulm, brilla sous Rocard, ou dans la banque, comme vient encore d’en témoigner, après le normalien Pompidou, le normalien Lionel Zinsou, récemment promu Premier ministre du Bénin.

L’esprit normalien n’est pas nécessairement orienté vers la gauche plutôt que vers la droite. À gauche, on dénombre aujourd’hui trois normaliens au gouvernement, Laurent Fabius, Marisol Touraine et Michel Sapin, sans compter un ministre de l’Économie, Emmanuel Macron, normalien d’honneur, pour ainsi dire, qui, après avoir songé à s’orienter vers l’école de la rue d’Ulm, a collaboré à la fois avec le philosophe Paul Ricœur et avec la maison Rothschild ; à droite, l’école de la rue d’Ulm est illustrée par les étoiles montantes de Bruno Le Maire et de Laurent Wauquiez, ainsi que par le retour d’Alain Juppé, qui semble, au moins pour l’heure, l’emporter sur le pragmatique Nicolas Sarkozy dans l’estime des électeurs : ces hirondelles, certes, ne suffisent pas à faire un printemps, et la plupart sont passés également par l’ENA.

Ne rêvons pas non plus : il est peu probable que l’on retrouve chez les cadets l’éloquence fabuleuse du normalien philosophe Jean Jaurès, ou la vocation de critique littéraire de Léon Blum, celle de professeur de littérature d’Édouard Herriot, le prestige international du mathématicien Painlevé – trois normaliens qui incarnèrent, entre les deux guerres, la « République des professeurs » chère à Albert Thibaudet. On ne retrouve guère non plus la solidarité potache si bien décrite en 1913 par Jules Romains dans son roman Les Copains, fidélité dont, sous de Gaulle et sous Pompidou, puis sous Valéry Giscard d’Estaing, Alain Peyrefitte, Jean Charbonnel et Robert Poujade, autre trio de normaliens illustres, ont, à travers leur action et leurs œuvres, prolongé la nostalgie. Il n’en reste pas moins que le fil de cet âge d’or n’est pas rompu. Mieux : tout se passe comme si l’importance attachée aux repères de la culture littéraire, philosophique et historique, trop longtemps confinée à l’intérieur de l’école, était de nouveau ressentie comme un besoin de la société tout entière, au point de déborder de ses murs.

On a beaucoup dit, et l’on continue de dire, beaucoup de mal de nos grandes écoles. Le procès de la nomenklatura des énarques, des polytechniciens et des diplômés de HEC ou de l’ESSEC, de préférence passés par la London School of Economics, par le MIT ou par Harvard n’est plus à faire. Il est incontestable que cette spécificité française tend à asseoir à des postes de la plus haute responsabilité des bêtes à concours sans expérience. Chaque fois que l’un de ces privilégiés subit un échec – et il n’en manque pas – les critiques du modèle dont ils sont les héritiers se font plus sévères. On les compare sans indulgence aux personnels politiques et aux grands patrons allemands, par exemple, bien plus proches des réalités du terrain parce qu’ils sont davantage sortis du rang. De là à vouloir aligner le système français de sélection des élites sur les pratiques de ses principaux concurrents, il n’y a qu’un pas, qu’on aurait tort de franchir.

Car le modèle français comporte en lui-même son antidote, un peu trop oublié au fil des deux dernières décennies, et cet antidote, précisément, c’est l’esprit normalien. Il n’est pas excessif de le dire, dans le cœur de tout responsable politique, de tout chef d’entreprise, voire de tout banquier doué de quelque ambition, il y a – fût-il polytechnicien comme Jacques Attali – un normalien qui sommeille. Non pas le « normalien sachant écrire », borné à des tâches de plumitif, mais le normalien cherchant dans le fonds inépuisable de la pensée, de l’histoire et de la langue les repères sans lesquels son action est condamnée au non-sens et au rejet. 

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