Ayant reçu des mains d’Alain Juppé, maire de Bordeaux, le prix Montaigne récompensant un essai, Régis Debray a prononcé le 26 juin un discours sur l’apport des lettres et de la philosophie en politique qui se lit comme un conseil au prince – et à Alain Juppé : la modération, oui, à condition de savoir parfois tirer l’épée…

 

N’allons pas les figer dans le marbre, nos trois messieurs d’Aquitaine, Montaigne, Montesquieu et Mauriac. Ils ont de la verve, ce sont des hommes ­d’esprit. Même incorrects en diable. Voyez Montaigne, son éloge de Machiavel et du tétin des dames florentines. Voyez Mauriac et ses « j’aime tellement l’Allemagne que je préfère qu’il y en ait deux ». Mais enfin, les gens d’esprit sont souvent bêtes, et le Bordelais est trop intelligent pour en rester au trait acide. Après Les Lettres persanes et coquines, les Considérations sur la grandeur et la décadence de Rome. Après le Bloc-Notes ébouriffant, les Mémoires intérieurs. « L’esprit général » cher à Montesquieu, le véritable inventeur de la science politique, l’ADN mental qui résulte de toutes les choses qui gouvernent les hommes dans leur canton, le climat, l’étendue, la religion, l’alimentation et la géologie, c’est d’abord un caractère ou un style : un certain détachement d’avec les factions, un certain recul vis-à-vis des outrances du moment, un je-ne-sais-quoi de fier, d’élégant et de détaché. Si je continuais dans l’idéal-type, dans les manières de qui se mêle d’un peu tout sans se piquer de rien, je le verrais, ce Bordelais, gourmand de réalité, fuyant les vérités a priori et les généralités creuses ; ne cherchant pas l’essence des choses ni les origines de l’inégalité comme Rousseau, mais plutôt leur façon de fonctionner. Ce sont les hommes du possible, non de l’idéal. Ils se gardent de juger ce qui est à l’aune de ce qui devrait être, et aiment plus à décrire qu’à prescrire. L’ordre établi n’est pas pour eux un ennemi à abattre, mais un compagnon de route égaré à remettre dans le droit fil. Ils préfèrent le judicieux au juste, ils ne visent qu’au meilleur, c’est-à-dire au moins pire. Bref, la meilleure philo­sophie, pour ces empiriques, c’est de n’en pas avoir – ce qui, somme toute, n’est pas la pire des philosophies. […]

Il y a, cela dit, une ombre au tableau : l’arquebuse. Montaigne, l’homme à cheval comme l’appelle Lacouture, en bon chevalier, déteste les armes à feu ; Montesquieu le paisible, comme son siècle, ignore et répudie la guerre ; Mauriac, qui aura la sainte colère après 1940, n’alla pas, en 1914, au-delà de brancardier. Nos braves sont des pudiques. S’ils n’ont pas de Saint-Barthélemy à se reprocher, ils ne sont pas non plus à Marignan. Les âmes bien trempées dont je parle ont un problème avec la peste et la violence. Le vaillant est placide, le stoïque avisé, trop civil pour la guerre civile, trop policé pour le vulgaire, la rixe et le tumulte. Il a les vertus de la noblesse de robe, et les empêchements aussi : il ne demande rien à l’épée. Debout dans la tempête, s’il sait quitter les charentaises et rester droit dans ses bottes, il joue en défense, et retient ses coups, sans rompre en visière. On rêve parfois d’un Montaigne frappant de taille et d’estoc, d’un Montesquieu en hussard, d’un Mauriac nettoyeur de tranchée. D’un zeste d’imprudence dans la circonspection. D’un Siècle des lumières ami de la poudre et de la levée en masse, qui ne craindrait pas les brasiers ni les raccourcis, mais on me répondra qu’à trop vouloir le beurre et l’argent du beurre, on n’a ni l’un ni l’autre. Dont acte. Mais comme on fait son rêve, on fait sa vie, disait Victor Hugo, et pour faire Valmy, il a bien fallu que les volontaires de l’an II fassent de grands et beaux rêves.

Je m’en voudrais de finir sur une note franco-sceptique. Parce qu’il y a une ironie de l’histoire qui est la revanche précisément de l’ironique sur l’épique, du tranquille sur l’excité. Il y a comme cela des œuvres, des noms, des profils, qu’on croyait bons pour le musée et qu’on retrouve un beau jour à la une des journaux. L’état d’esprit du modéré, on peut le dire préromantique et préhégélien. Et donc vieux jeu. N’étant ni d’effrayants génies ni des mages orientaux, nos Bordelais peu tonitruants auraient dû s’effacer sur la pointe des pieds. Et de fait, Pascal a longtemps éclipsé Montaigne, le Contrat social a jadis renvoyé l’Esprit des lois dans les amphis, et Malraux, dans ma génération, a fait de l’ombre à Mauriac. Je parle d’il y a mille ans d’ici, quand l’aura de Sartre ne le disputait qu’à celle de Brigitte Bardot, Raymond Aron n’ayant que l’auréole du Figaro, peu concurrentielle. Et puis, surprise, le xxe siècle ayant poussé le romantisme du xixe jusqu’au fanatisme et la passion jusqu’au carnage, voilà que les sobres vertus, les retenues du Siècle des lumières reprennent une appétissante actualité. Quand le héros vire au tyran, et le mystique à l’égorgeur, quand le noble impératif de « penser aux extrêmes » débouche sur des mares de sang, il se produit certains retours en grâce inattendus. On voit Montaigne doubler Pascal, Montesquieu courir en tête avec Marx en petit dernier, et le Mauriac des chroniques gambader gaiement à côté d’un Malraux peut-être anachronique. Le ante devient post. Le « rien de grand ne se fait sans passion » cède la place à un « réfléchissons tout de même un peu avant de dire n’importe quoi ». Les deux ne sont pas faux, mais chaque vérité a son moment historique. Le nôtre redonne du prix à la deuxième formule. Ce qui ne se déclasse pas au fil du temps, c’est le pronostic de Montaigne : « Un homme qui a lu et retenu est plus capable de grandes entreprises qu’un autre. » 

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