« Pour agir, disait Nietzsche, il faut se bander les yeux d’un voile d’illusion. » Une fois n’est pas coutume, le grand déconstructeur était proche de son principal adversaire, Hegel, qui lui aussi opposait radicalement le philosophe et l’homme d’action. Aujourd’hui, nous sommes allés plus loin encore dans l’opposition entre la théorie et la pratique, entre l’agir et la pensée. À l’exception peut-être du ministère des Finances, nos Premiers ministres nomment de plus en plus volontiers à des postes clés de purs politiques n’ayant aucune compétence dans leur domaine d’attribution. Derrière ce choix paradoxal, il y a un parti pris inconscient, la conviction irréfléchie que la politique n’est qu’une technique, une simple affaire de gestion, voire de communication. Cette nouvelle donne est directement liée à l’extension planétaire du domaine de ce que Heidegger appelait le « monde de la technique » et Nietzsche « la volonté de puissance ». 

Tâchons d’expliquer l’idée aussi clairement que possible. Avec l’apparition, au xviie siècle, de la science moderne, c’est un projet de domination de la terre, de maîtrise totale du monde par l’espèce humaine qui fait son entrée en scène. Selon la fameuse formule de Descartes, la connaissance scientifique est censée nous permettre de devenir « comme maîtres et possesseurs de la nature ». Lorsque nos encyclopédistes reprennent plus tard le thème, nous ne sommes pourtant pas encore dans le « monde de la technique » proprement dit, c’est-à-dire dans un univers d’où la considération des fins va totalement disparaître au profit des seuls moyens. Au Siècle des lumières, en effet, le projet d’une maîtrise scientifique de la nature comme de la société, possède encore une visée émancipatrice. S’il s’agit de dominer la nature, ce n’est pas par pure fascination pour notre propre puissance, mais afin de parvenir à réaliser certains objectifs supérieurs : la liberté, le bonheur, la démocratie, bref, le « Progrès ». Pour que notre vision du monde devienne résolument technicienne, il faut un pas supplémentaire. Il faut que la volonté cesse de viser des fins extérieures à elle pour se prendre elle-même comme objet. C’est là, selon Heidegger, ce qui advient dans l’histoire de la pensée avec la doctrine Nietzschéenne de la « volonté de puissance » et, dans la réalité, avec l’avènement d’une histoire totalement définalisée, animée désormais par la seule logique automatique, mécanique et aveugle de la compétition, de l’innovation pour l’innovation, l’accroissement des moyens de domination des hommes sur le monde devenant une fin en soi. Dans notre mondialisation technicienne, le projet de maîtriser le réel cesse d’être un moyen pour réaliser des objectifs supérieurs, mais il devient un objectif à lui seul suffisant. Il ne s’agit plus de dominer la nature ou la société pour être plus libre et plus heureux, mais de maîtriser pour maîtriser, de dominer pour dominer. C’est dans ce contexte que la politique va devenir elle-même une technique qui n’a plus d’autre finalité que le pouvoir pour le pouvoir, la réalisation de certains objectifs, par exemple réduire le chômage, n’étant paradoxalement plus une fin, un but supérieur, mais un moyen nécessaire pour conserver sa place. Consterné par cette évolution dévastatrice, je reste convaincu qu’un politique ne peut rien faire de bon si son action n’est pas éclairée par une vision du monde. Or c’est ce qui nous manque le plus cruellement aujourd’hui, à droite comme à gauche, et c’est clairement de là que naît la crise actuelle du politique.  

 

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