C’était vers le temps de la Révolution américaine, peu avant la Révolution française. On vit apparaître et se répandre un être inconnu à notre Europe, d’une figure effrayante, un grand et fort papillon de nuit, marqué assez nettement en gris fauve d’une vilaine tête de mort. Cet être sinistre, qu’on n’avait vu jamais, alarma les campagnes et parut l’augure des plus grands malheurs. En réalité, ceux qui s’en effrayaient l’avaient apporté eux-mêmes. Il était venu en chenille avec sa plante natale, la pomme de terre américaine, le végétal à la mode que Parmentier préconisait, que Louis XVI protégeait, et qu’on répandait partout. Les savants le baptisèrent d’un nom peu rassurant : le Sphinx Atropos. 

Cet animal était terrible, en effet, mais pour le miel. Il en était fort glouton, et capable de tout pour y arriver. Une ruche de trente mille abeilles ne l’effrayait pas. En pleine nuit, le monstre avide, profitant de l’heure où les abords de la Cité sont moins gardés, avec un petit bruit lugubre, étouffé, comme étoupé par le duvet mou qui le couvre (comme toutes les bêtes de nuit), envahissait la ruche, allait aux rayons, se gorgeait, pillait, gâchait, bouleversait les magasins et les enfants. On avait beau s’éveiller, se rassembler, s’ameuter, l’aiguillon ne perçait pas l’espèce de couverture, de matelas mou et élastique, dont il est garni partout, comme ces armures de coton que portaient les Mexicains du temps de Cortès, et qu’aucune arme espagnole ne pouvait percer. 

Huber [François Huber, naturaliste suisse] avisait aux moyens de protéger ses abeilles contre ce pillard effronté. Ferait-il des grilles, des portes ? et comment ? c’était son doute. Les clôtures les mieux imaginées avaient toujours l’inconvénient de gêner le grand mouvement d’entrée, de sortie, qui se fait au seuil de la ruche. Leur impatience leur rendrait intolérables ces barrières où elles pourraient s’embar­rasser et briser leurs ailes. 

Un matin, l’aide fidèle qui le secondait dans ses expériences lui apprit que les abeilles avaient déjà elles-mêmes résolu le problème. Elles avaient, en diverses ruches, imaginé, essayé des systèmes divers de défense et de fortifications. Tantôt elles construisaient un mur de cire, avec d’étroites fenêtres, où le gros ennemi ne pouvait passer. Tantôt, par une invention plus ingénieuse, sans boucher rien, elles plaçaient aux portes des arcades entrecroisées, ou de petites cloisons les unes derrière les autres, mais qui se contrariaient, c’est-à-dire qu’au vide laissé par les premières, répondait le plein des secondes. Ainsi nombre d’ouvertures pour la foule impatiente des abeilles qui pouvaient, comme à l’ordinaire, entrer, sortir, sans autres obstacles que d’aller un peu en zigzag. Mais clôture, absolue clôture, pour le grand et gros ennemi qui ne pouvait plus entrer avec ses ailes déployées, ni même glisser sans froissement par ces corridors étroits. 

Ce fut le coup d’État des bêtes, la révolution des insectes, exécuté par les abeilles, non seulement contre ceux qui les volaient, mais contre ceux qui niaient leur intelligence. Les théoriciens qui la leur refusaient, les Malebranche et les Buffon, durent se tenir pour battus.  

 

Extrait de L’Insecte, 1857

 

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