« Voilà ! qu’ils m’ont dit. Vous pouvez pas vous tromper, c’est juste en face de vous. »

Et j’ai vu en effet les grands bâtiments trapus et vitrés, des sortes de cages à mouches sans fin, dans lesquelles on ­discernait des hommes à remuer, mais remuer à peine, comme s’ils ne se débattaient plus que faiblement contre je ne sais quoi d’impossible. C’était ça Ford ? Et puis tout autour et au-dessus jusqu’au ciel un bruit lourd et multiple et sourd de torrents d’appareils, dur, l’entêtement des mécaniques à tourner, rouler, gémir, toujours prêtes à casser et ne cassant jamais.

« C’est donc ici que je me suis dit… C’est pas excitant… » C’était même pire que tout le reste. Je me suis approché de plus près, jusqu’à la porte où c’était écrit sur une ardoise qu’on demandait du monde. 

J’étais pas le seul à attendre. Un de ceux qui patientaient là m’a appris qu’il y était lui depuis deux jours et au même endroit encore. Il était venu de Yougoslavie, ce brebis, pour se faire embaucher. Un autre miteux m’a adressé la parole, il venait bosser qu’il prétendait, rien que pour son plaisir, un maniaque, un bluffeur.

Dans cette foule presque personne ne parlait l’anglais. Ils s’épiaient entre eux comme des bêtes sans confiance, souvent battues. De leur masse montait l’odeur d’entre-jambes urineux comme à l’hôpital. Quand ils vous parlaient on évitait leur bouche à cause que le dedans des pauvres sent déjà la mort.

Il pleuvait sur notre petite foule. Les files se tenaient comprimées sous les gouttières. C’est très compressible les gens qui cherchent du boulot. Ce qu’il trouvait de bien chez Ford, que m’a expliqué le vieux Russe aux confidences, c’est qu’on y embauchait n’importe qui et n’importe quoi. « Seulement prends garde, qu’il a ajouté pour ma gouverne, faut pas crâner chez lui, parce que si tu crânes on te foutra à la porte en moins de deux et tu seras remplacé en moins de deux aussi par une des machines mécaniques qu’il a toujours prêtes et t’auras le bonsoir alors pour y retourner ! » Il parlait bien le parisien ce Russe à cause qu’il avait été « taxi » pendant des années et qu’on l’avait vidé après une affaire de cocaïne à Bezons et puis en fin de compte qu’il avait joué sa voiture au zanzi avec un client à Biarritz et qu’il avait perdu. 

C’était vrai, ce qu’il m’expliquait qu’on prenait n’importe qui chez Ford. Il avait pas menti. Je me méfiais quand même parce que les miteux ça délire facilement. Il y a un moment de la misère où l’esprit n’est plus déjà tout le temps avec le corps. Il s’y trouve vraiment trop mal. C’est déjà presque une âme qui vous parle. C’est pas responsable une âme.

À poil qu’on nous a mis pour commencer, bien entendu. La visite ça se passait dans une sorte de laboratoire. Nous défilions lentement. « Vous êtes bien mal foutu, qu’a constaté l’infirmier en me regardant d’abord, mais ça fait rien. »

Et moi qui avais eu peur qu’ils me refusent au boulot à cause des fièvres d’Afrique, rien qu’en s’en apercevant si par hasard ils me tâtaient les foies ! Mais au contraire, ils semblaient l’air bien content de trouver des moches et des infirmes dans notre arrivage.

« Pour ce que vous ferez ici, ça n’a pas d’importance ­comment que vous êtes foutu ! m’a rassuré le médecin ­examinateur, tout de suite.

– Tant mieux que j’ai répondu moi, mais vous savez, monsieur, j’ai de l’instruction et même j’ai entrepris autrefois des études médicales… »

Du coup, il m’a regardé avec un sale œil. J’ai senti que je venais de gaffer une fois de plus, et à mon détriment.

« Ça ne vous servira à rien ici vos études, mon garçon ! Vous n’êtes pas venu ici pour penser, mais pour faire les gestes qu’on vous commandera d’exécuter… Nous n’avons pas besoin d’imaginatifs dans notre usine. C’est de chimpanzés dont nous avons besoin… Un conseil encore. Ne nous parlez plus jamais de votre intelligence ! On pensera pour vous mon ami ! Tenez-vous-le pour dit. »

Il avait raison de me prévenir. Valait mieux que je sache à quoi m’en tenir sur les habitudes de la maison. Des bêtises, j’en avais assez à mon actif tel quel pour dix ans au moins. Je tenais à passer désormais pour un petit peinard. Une fois rhabillés, nous fûmes répartis en files traînardes, par groupes hésitants en renfort vers ces endroits d’où nous arrivaient les fracas énormes de la mécanique. Tout tremblait dans l’immense édifice et soi-même des pieds aux oreilles possédé par le tremblement, il en venait des vitres et du plancher et de la ferraille, des secousses, vibré de haut en bas. On en devenait machine aussi soi-même à force et de toute sa viande encore tremblotante dans ce bruit de rage énorme qui vous prenait le dedans et le tour de la tête et plus bas vous agitant les tripes et remontait aux yeux par petits coups précipités, infinis, inlassables. À mesure qu’on avançait on les perdait les compagnons. On leur faisait un petit sourire à ceux-là en les quittant comme si tout ce qui se passait était bien gentil. On ne pouvait plus ni se parler ni s’entendre. Il en restait à chaque fois trois ou quatre autour d’une machine.

On résiste tout de même, on a du mal à se dégoûter de sa substance, on voudrait bien arrêter tout ça pour qu’on y réfléchisse, et entendre en soi son cœur battre facilement, mais ça ne se peut plus. Ça ne peut plus finir. 

Extrait de Voyage au bout de la nuit, 1932 © Éditions Gallimard 

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