« Je me suicide à cause de mon travail à France Télécom. C’est la seule cause. Urgence permanente, surcharge de travail, absence de formation, désorganisation totale de l’entreprise. Management par la ­terreur ! », écrivait dans sa dernière lettre un salarié. L’entreprise subissait alors une profonde réforme managériale. Entre 2008 et 2010, plusieurs dizaines de salariés se sont suicidés en attribuant leur geste à leurs conditions de travail ou en le commettant au sein de l’établissement. Depuis, d’autres entreprises ont été le théâtre de phénomènes analogues. 

Que signifient ces suicides au travail ? Rien, ont répondu plusieurs des entreprises concernées, mettant en avant de supposées « raisons personnelles ». De fait, les causes d’un suicide ne sont jamais simples. Mais, parmi ces causes, le travail peut jouer un rôle important.

Le travail est aujourd’hui bien plus intense que jadis. L’incertitude des carrières, la progression des inégalités, les procédures d’évaluation bureaucratiques éloignées du travail réel créent le sentiment de n’être pas reconnu. Le cumul de la pression et du défaut de reconnaissance entraîne, selon les études épidémiologiques, un surcroît de troubles mentaux (et aussi physiques). Certains de ces troubles sont de nature à provoquer des suicides. Mais, comme les troubles mentaux dus en partie au travail ne s’expriment pas différemment de ceux qui se produisent pour d’autres raisons, il est généralement difficile de préciser le rôle du travail dans tel ou tel suicide.

Les suicides sur le lieu de travail ou liés explicitement au travail se distinguent pourtant des autres. Publics et argumentés, ils tranchent avec le suicide ordinaire, privé et silencieux. On peut les rattacher au suicide vengeur identifié pour la première fois aux îles Trobriand par un ethnologue : monter en public au sommet d’un palmier, accuser une personne du village, puis se jeter dans le vide. Aujourd’hui, dans les campagnes chinoises, de jeunes mariées contraintes de vivre dans la famille du mari se vengent par le suicide des misères que leur inflige leur belle-mère.

La personnalité de ceux qui se suicident sur leur lieu de travail diffère de celle d’autres suicidés. Avant leur geste, ils étaient plus connus pour leur « conscience professionnelle » et leur efficacité que pour leur fragilité. Ils avaient (trop) pris au sérieux l’injonction managériale à s’impliquer à fond dans leur travail, à ne faire qu’un avec lui. Cette identification transforme des difficultés professionnelles en drames personnels. Ainsi, à France Télécom, la destruction des collectifs, la transformation de techniciens en commerciaux, des mobilités imposées ont supprimé une instance d’intermédiation entre les personnes et leur travail. 

L’objectif affiché par la direction était de provoquer en très peu de temps 22 000 départs, 14 000 mutations et 6 000 embauches en compensation. La détermination du PDG était inflexible : « En 2007, prévient-il, je les ferai d’une façon ou d’une autre, par la fenêtre ou par la porte. » Ce n’est qu’à la suite de la mise en évidence de nombreux suicides par les syndicats que cette politique a pu être remise en cause et que le PDG a fini par se démettre.

En se produisant sur la scène publique, au sein même de l’entreprise, le suicide devient une forme ultime de protestation sociale. Passer de la scène privée à la scène publique permet de donner un sens collectif, social et politique à un acte personnel provoqué par une souffrance individuelle. 

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