Y a-t-il une séquence qui a changé votre vie, et si oui, comment ?

Le combat final des Sept Samouraïs. C’était à l’université, dans un cours de critique. Le mélange d’épopée et de sensualité de ce combat dans la boue m’a fait ressentir la puissance véritable du médium cinématographique. J’étais abasourdi en sortant de la salle. La façon dont Robert Altman, dans John McCabe, rejoue à neuf le mythe de la création de l’Amérique en retournant le western, a aussi transformé ma vision de ce que le cinéma pouvait accomplir en matière de scénario, de prise de vues, de son… Par la suite, j’ai décidé d’écrire des films qui tireraient profit de ce mélange unique entre épopée et sensualité. J’ai compris que le cinéma était la forme la plus synthétique, capable de condenser tous les arts. John McCabe est une réussite artistique du plus haut niveau.

Y a-t-il une séquence qui vous reste en mémoire ?

L’Ombre d’un doute : l’incroyable monologue de l’oncle Charlie au dîner sur les veuves riches qui mangent et boivent l’argent. Une attaque brutale du consumérisme et du mariage traditionnel. Quel contraste : d’un côté il a raison, de l’autre, il est atroce ! Dans Bons baisers de Bruges : le type qui, mortellement blessé, rampe jusqu’à la balustrade de la tour pour avertir son ami. Mais il y a du brouillard, il ne le voit pas, alors il saute – c’est une scène sublime de l’histoire du cinéma, une incroyable révélation suivie de cette action héroïque d’un type envers son ami. Dans Pépé le Moko : quand le criminel de la casbah est trahi par sa maîtresse et que, arrêté, il voit celle qu’il aime de derrière la grille. J’ai vu cette scène il y a quarante ans mais j’ai l’impression de l’avoir vue hier. 

Quel serait votre film rêvé ? Que souhaitez-vous voir sur un écran de cinéma ?

Les restrictions de la production actuelle sont telles qu’un film doit appartenir à un genre défini pour être vu par un large public, à moins d’obtenir des subventions. Il faut donc s’attendre à une polarisation croissante entre d’un côté des films de super-héros et de l’autre des films d’auteur sans scénario ni public. J’ai peut-être l’air pessimiste mais je pense que le cinéma en est à un stade très intéressant de son développement. Mon film rêvé serait une véritable histoire d’amour. 99 % des « histoires d’amour » sont des films d’action (un type rencontre une fille qu’il épouse à la fin). J’adorerais voir une vraie histoire d’amour qui commence avec un mariage et montre ce qu’aimer signifie au quotidien, avec ses défis, ses difficultés. La Vie d’Adèle a tenté cela. Le fait qu’il ait aussi montré la sexualité lesbienne a empêché bon nombre de personnes de voir sa véritable ambition. Une vraie histoire d’amour est très difficile à raconter, elle n’a pas de structure narrative claire, mais c’est ce que vivent les gens au jour le jour. Nous souhaitons tous une qualité de vie qui dépend de notre capacité à créer un amour et à le préserver. Pourtant presque personne, du moins dans le cinéma américain, ne relève ce défi. 

Où est l’avenir du cinéma, selon vous ?

Ma réponse : donnez le pouvoir aux scénaristes, comme la télévision américaine l’a fait. Ces dix dernières années, une révolution  scénaristique a eu lieu : la qualité des séries télé a surpassé celle du cinéma. Si la télévision est plus puissante dans le monde entier, c’est parce  qu’aux États-Unis, ce sont les scénaristes qui la contrôlent. Or le cinéma est avant tout le terrain des scénaristes, pas des réalisateurs, quoi qu’en disent les Cahiers du cinéma. L’avenir du cinéma, c’est le scénario, que les professionnels de l’écriture sont les plus aptes à maîtriser. 

Quel type de scénarios pour demain ?

Ce qui me vient en tête, c’est « Pensez global, agissez local ». Vu le caractère international du cinéma actuel, ce qu’il pourrait faire mieux que la télé, c’est de raconter de nouveaux mythes. Pas seulement des remakes de vieux mythes grecs, des mythes pertinents pour le public d’aujourd’hui, une combinaison de mythe et de drame. En tant que forme, le mythe permet de faire des films qui transcendent les frontières nationales, et le drame, de développer des personnages complexes, en lien avec notre réalité. Ce processus a déjà commencé, mais chaque modèle économique a ses propres raisons de le freiner : aux États-Unis, celui du genre tente de toucher un public le plus large, d’où l’abondance des super-héros. Les films aidés par l’État n’atteignent jamais à l’ampleur du mythe, même national. Ils sont tellement étriqués, localisés, que le public ne se sent pas tenu de suivre leurs récits.

Quels nouveaux mythes ?

Le mythe de la régénération : comment réinventer la ville moderne afin que ses habitants puissent vivre en communauté ? Ou une enquête cosmique, qui donnerait du sens à ce monde en lui donnant des ramifications cosmiques (comme Œdipe ou Hamlet). Une enquête policière à l’échelle mondiale attend encore son scénariste. Un mythe personnel : un drame intime raconté en des termes mythiques. Cette combinaison des deux extrémités de la gamme des genres est cruciale, parce qu’actuellement, le cinéma doit plaire à la fois à l’échelle internationale et à un niveau émotionnel très intime. Il doit raconter des histoires que la télévision ne peut raconter mieux, elle qui offre des récits à la fois plus amples (en plusieurs épisodes) et plus personnels (par son dispositif). La télé a placé si haut la barre du drame que même une épopée, au cinéma, ne peut s’en passer. On croyait le spectaculaire destiné au grand écran, mais le petit a tellement modifié sa conception de l’écriture sérielle qu’il raconte plus efficacement une épopée que ne le ferait un film : voyez Game of Thrones. Selon moi, la clé pour que le cinéma passe à l’étape suivante de son développement, c’est donc qu’il conserve une dimension épique dans une dramaturgie singulière : un mythe raconté avec un degré de détail que seul le drame permet, afin que le spectateur soit emporté à la fois par l’ampleur et par la profondeur. 

Qui admirez-vous le plus au monde, et pourquoi ? 

Je suis béat d’admiration devant des scénaristes-showrunners comme Vince Gilligan de Breaking Bad, Matthew Weiner de Mad Men, Michelle et Robert King de The Good Wife, Michelle Ashford de Masters of Sex et Terence Winter de Boardwalk Empire. Ces artistes créent en ce moment les meilleurs films du monde, chaque semaine, dix à vingt fois par saison, saison après saison. Ce festin créatif phénoménal, jamais atteint auparavant, prouve qu’un bon scénario est et restera la condition d’un grand film.

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