[Archives] Alors que les lycées parisiens « d'excellence » Henri IV et Louis Le Grand ont été intégrées à la procédure d'affectation Affelnet, réformée en 2021, la question de la mixité sociale scolaire réapparaît. Le 1 vous propose de relire l'analyse de 2105 de la sociologue Nathalie Mons à ce sujet.

Comment peut-on lutter contre l’invisible ? C’est le premier paradoxe qui s’impose à tout observateur qui s’intéresse à la ségrégation sociale à l’école. Dans notre pays, sur le terrain, l’absence de mixité sociale dans certains établissements saute aux yeux. Pour autant, en quarante ans, malgré quelques annonces gouvernementales récentes, aucun indicateur ne mesure au niveau national la ségrégation sociale à l’école, alors que l’objectif de mixité sociale dans les établissements est désormais promu dans la loi de la refondation de l’école de la République de 2013. Sur le terrain, les « ghettos scolaires » sont connus, dénoncés, mais leur invisibilité statistique demeure. La ségrégation sociale à l’école reste taboue.

La ségrégation sociale et scolaire se cristallise sur certains territoires, dans certains établissements

Le premier état des lieux, dressé par une équipe de chercheurs, Arnaud Riegert (École d’économie de Paris – Insee) et Son-Thierry Ly (École d’économie de Paris), qui va poursuivre ses analyses pour le Cnesco, confirme ce que les praticiens observent sur le terrain. La France est marquée par un phénomène puissant de ségrégation sociale et scolaire dès le collège. Ainsi, par rapport à un élève de classe moyenne ou populaire, un élève d’origine sociale très favorisée – autrement dit un enfant de chef d’entreprise, de cadre du privé ou du public, de membre d’une profession libérale ou d’enseignant – a dans son établissement presque deux fois plus de camarades appartenant aux catégories sociales très favorisées. 

Cette moyenne nationale élevée cache, de plus, de fortes disparités territoriales. La ségrégation sociale et scolaire se cristallise sur certains territoires, dans certains établissements. Il existe des établissements que l’on peut qualifier de « ghettos scolaires », dans le sens où ils concentrent des élèves très défavorisés socialement et scolairement. À titre d’exemple, plus d’un élève sur dix fréquentent un établissement qui accueille deux tiers d’élèves issus de milieux socialement très défavorisés (ouvriers, chômeurs n’ayant jamais travaillé ou inactifs), c’est-à-dire qu’ils vivent au quotidien dans des établissements presque exclusivement composés de défavorisés.

« La ségrégation sociale à l’école ne s’explique pas exclusivement par la ségrégation résidentielle »

De façon générale, les élèves issus de milieux très aisés, souvent bons élèves, sont quasi absents d’un nombre non négligeable d’établissements. Ainsi, 10 % des élèves de troisième ont moins de 5 % d’élèves de catégories sociales très favorisées (CSP ++) dans leur niveau d’enseignement. Ils côtoient également moins de 6 % d’élèves qui se situent dans les 25 % meilleurs au brevet en troisième. À l’autre bout de l’échelle sociale, l’entre-soi apparaît aussi de mise dans les milieux très aisés : 5 % des élèves de troisième sont dans des établissements qui accueillent au moins 60 % d’enfants issus de catégories sociales très favorisées et 43 % d’élèves parmi les 25 % meilleurs au brevet. 

Les inégalités sont également fortes entre les académies et entre les départements, la ruralité étant moins marquée par la ségrégation sociale et scolaire. La ségrégation sociale varie d’un à dix selon les départements, avec une forte concentration en région parisienne, dans le Nord de la France et dans les régions lyonnaise et marseillaise. Les disparités entre académies et entre départements montrent que la ségrégation sociale à l’école ne s’explique pas exclusivement par la ségrégation résidentielle.

Au-delà de la ségrégation entre les établissements, sévit une autre forme de séparatisme social et scolaire encore plus taboue, car illégale depuis la réforme Haby du collège unique : la ségrégation sociale et scolaire entre les classes d’un même établissement. Les études statistiques sur le sujet n’existaient pas, et l’enquête présentée pour la conférence de comparaisons internationales organisée par le Cnesco et le Conseil supérieur de l’éducation du Québec (CSE) est inédite. Elle révèle que cette « ségrégation active » dans les établissements existe bien dès la classe de sixième et se renforce jusqu’en troisième.

La ségrégation sociale est une bombe à retardement pour la société française

En troisième par exemple, 45 % des collèges pratiquent une ségrégation scolaire active et 25 % des formes de séparatisme social. Ceci met en évidence l’existence de classes de niveau dans les collèges français, davantage fondées sur le niveau scolaire que sur l’origine sociale. Cette ségrégation peut s’appuyer sur des classes bilangues et des options comme le latin, mais pas seulement. L’enquête montre ainsi que les élèves qui suivent ces parcours sont loin d’être concentrés dans une classe unique.

Cette ségrégation sociale et scolaire avérée n’est pas anodine. Les recherches internationales mettent en évidence des effets puissants et dévastateurs sur les attitudes citoyennes des jeunes, la vie en collectivité et les apprentissages scolaires. La ségrégation sociale dans les établissements est associée à une large série d’indicateurs sociétaux négatifs en matière d’attitudes citoyennes, de croyance dans les institutions, de capacité de communication, de tolérance et même de santé dont la consommation de stupéfiants… 

La ségrégation sociale est une bombe à retardement pour la société française. Ce séparatisme social et scolaire à l’école explique les difficultés de l’éducation prioritaire depuis trente ans. Malgré les moyens, tout à fait nécessaires, distribués dans le cadre de cette politique de compensation territorialisée, malgré l’implication des équipes pédagogiques, ces établissements qui concentrent les élèves à risque sont affectés de plein fouet par les effets dévastateurs de la ségrégation scolaire.  

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