Le racisme anti-Noirs aux États-Unis est-il plus prégnant que les autres formes de racisme ? 

Oui, indubitablement. Car il s’inscrit dans le temps de l’histoire américaine d’une manière qui n’est pas comparable aux autres racismes. Ces derniers ont généralement touché les vagues d’im­migrants, comme par exemple le racisme contre les Italiens ou les Juifs arrivés à la charnière des xixe et xxe siècles, un racisme glorifié par le célèbre ouvrage de Madison Grant, The Passing of the Great Race (Le Déclin de la grande race, 1916). Le racisme anti-Noirs se caractérise, lui, par sa permanence dans le temps, et parce qu’il s’est inscrit dans une forme de production économique : d’abord l’esclavage, puis la ségrégation. C’est un racisme institutionnel, qui s’appuie sur une police et une justice d’État. Cette double dimension structurelle et institutionnelle le distingue des autres formes de racisme, pas moins condamnables mais qui n’ont jamais été appuyées par des politiques publiques.

Qu’est-ce qui explique la pérennité de la « question noire » aux États-Unis ?

Rappelons d’abord que ce racisme s’est beaucoup affaibli depuis les années 1960. Toutes les études le montrent. Un bon indice est la multiplication aujourd’hui des mariages « interraciaux », alors que, jusqu’en 1967, trente des cinquante États américains les interdisaient. Mais sa permanence reste une réalité. Les pré­jugés vis-à-vis du Noir, figure de l’altérité radicale, régressent, mais les institutions sont bien plus lentes à évoluer. Il y a ainsi de plus en plus de Noirs dans la police. Mais la question n’est pas individuelle ; c’est celle de l’institution. Comment se comporte cette police au quotidien à Baltimore ? Là est le problème. À cause de l’état d’esprit régnant souvent dans la police, certains policiers noirs « en rajoutent » parfois. Car on attend d’eux qu’ils démontrent une solidarité professionnelle, et pas raciale.

La police est-elle le dernier bastion du racisme légitimé aux États-Unis ? 

Sur le plan institutionnel, c’est certain. Mais toute la chaîne de répression et de condamnation l’est, justice incluse. Ainsi condamne-t-elle plus lourdement les accusés noirs et latinos. Et le système de libération conditionnelle, où l’on est privé de ses droits civiques, les touche beaucoup plus. 

En juillet 2014, un Noir de 43 ans, Eric Garner, mourait étouffé par des policiers new-yorkais. Asthmatique, il leur répétait « je ne peux plus respirer ». Cette phrase, a écrit l’écrivain américain Michael Greenberg, « a fini par exprimer le sentiment de tant de jeunes Noirs d’être psychologiquement étouffés par les forces de l’ordre qui les placent mentalement en état de siège ». Cette assertion est-elle réaliste ? 

Elle l’est profondément. Désormais, dans les manifestations, beaucoup de jeunes Noirs brandissent des pancartes ou arborent des tee-shirts où l’on peut lire « Je ne peux plus respirer ». Cette phrase exprime littéralement ce qu’est leur expérience d’une police tatillonne, soupçonneuse et qui use de la force à leur égard de façon disproportionnée. Ainsi, les amendes à la circulation touchent les jeunes Noirs incroyablement plus que les autres. De plus, les polices municipales sont désormais lourdement armées. Le ministère de la Défense leur a vendu à très bas prix des armes de guerre inutilisées. D’où les véhicules blindés vus à Ferguson. La militarisation de la police a des effets catastrophiques. 

Dans la récente Histoire de Chicago que vous avez écrite avec Andrew Diamond, vous évoquez la manière dont les Blancs ont historiquement imposé un habitat séparé entre eux et les Noirs, y compris au Nord du pays. Cet élément semble s’être accru ces dernières décennies... 

Lorsque les Noirs du Sud américain ont massivement migré vers le Nord industriel (1930-1970), aucune loi dans ces États ne leur interdisait d’habiter parmi les Blancs. Les propriétaires blancs ont alors instauré un système de « clauses restric­tives » qui leur permettait de refuser aux Noirs l’accès à leur quartier. Et quand ceux-ci sont parvenus à contourner cet obstacle, les Blancs sont partis s’installer ailleurs. Un autre phénomène a émergé à partir des années 1970 : les élites noires ont aussi quitté leurs quartiers. Peu à peu, lesdits « quartiers noirs » n’ont pas seulement été ethniques, ils se sont confondus avec l’idée de quartiers pauvres. Aujourd’hui, divers éléments montrent qu’effectivement la « ségrégation résidentielle » se renforce aux États-Unis. Une étude récente menée à Boston constate par exemple une régression dans la mixité scolaire. 

Dans quelle mesure les élites communautaires noires participent-elles à la pérennisation de la situation des Noirs américains ?

C’est une question compliquée. Beaucoup de villes ont été soumises à un clientélisme politique de grande ampleur. Chicago et Detroit en ont été des exemples types. Les Noirs n’y ont pas échappé et, parmi eux, certaines élites ont vu dans le clientélisme un moyen d’asseoir leur emprise. Mais si quelques-uns peuvent trouver leur compte dans une forme de ségrégation, ils n’échappent pas pour autant aux manifestations de racisme. Un Noir riche avec une belle voiture sera bien plus facilement soupçonné d’être un malfrat et susceptible de se faire contrôler par la police. Plus généralement, un Noir est immensément plus confronté aux petites avanies quotidiennes. D’où une propension à l’entre-soi. Entre Noirs, on peut plus facilement parler de ça. Avec les Blancs, on court toujours le risque de se heurter à des « encore ! Vous nous fatiguez avec vos histoires ». Quel Noir américain n’a pas entendu une fois : « Bon, ça y est, maintenant. Avec Obama, tout est résolu, non ? »

Depuis le meurtre par un policier du jeune Michael Brown à Ferguson, le 9 août 2014, une initiative regroupant des millions d’adhérents se développe sur les réseaux sociaux aux États-Unis, qui a pris de ­l’ampleur avec la multiplication de cas identiques. Peut-il en ressortir un nouveau mouvement visant à améliorer la situation des Noirs américains ?

Difficile à dire. Mais on peut mesurer ce qui manque encore à cette mobilisation. Jadis, on se battait pour changer la loi : abolir la ségrégation et imposer le droit de vote des Noirs. De nos jours, l’enjeu est moins identifiable. « Que faire pour que la police cesse de nous tuer ? » n’est pas une affaire de loi. Ensuite, il y a aujourd’hui des figures noires de qualité, mais il n’existe aucune grande voix morale unificatrice. Enfin, Obama lui-même est un obstacle. Sa présence à la Maison-Blanche dit à chaque seconde : « Puisque j’y suis parvenu, tout autre Noir peut y accéder. » Je crois que les réseaux sociaux peuvent aider à mener des mobilisations ponctuelles. Mais ils sont insuffisants pour structurer un grand mouvement. 

Concernant la lutte contre le racisme anti-Noirs, quel bilan tirez-vous des deux législatures Obama ?

Il a tenu depuis le départ un discours assez conservateur sur la question raciale. En résumé : la priorité, pour les Noirs, est de se prendre en mains. Il n’a rien fait qui aide à constituer un nouveau mouvement de mobilisation en faveur des droits civiques. Mais soyons honnêtes : il n’avait rien promis en ce sens. Sous sa présidence, la situation des Noirs ne s’est pas améliorée. De plus, la crise économique les a frappés plus durement que les autres. Cela étant, je crois qu’Obama sait que son bilan sera aussi jugé sur cet enjeu-là. Il ne peut pas quitter la Maison-Blanche en 2016 sans avoir rien fait sur la question noire. Il devra prendre une initiative ­d’envergure, par exemple organiser un grand rendez-vous avec les maires de toutes les grandes villes américaines, les chefs de la police, les magistrats, avec obligation d’en sortir avec des décisions pour que les Noirs puissent commencer à mieux « respirer ».  

Propos recueillis par SYLVAIN CYPEL

 

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