« Des arbres du Sud pendent d’étranges fruits… » C’est le début d’une terrible chanson qui se récite plus qu’elle ne se chante, chaque mot scandé lentement, profondément, pour qu’il vous creuse les entrailles. Billie Holiday l’interpréta jusqu’à son dernier souffle, Nina Simone en fit une sublime oraison funèbre. Quels sont ces étranges fruits, sinon les corps de deux jeunes Afro-Américains lynchés une nuit d’août 1930 dans une petite ville de l’Indiana. Ils s’appelaient Thomas Shipp et Abram Smith. Qui écrirait encore leur nom si de la plume d’Abel Meeropol, un jeune enseignant juif du Bronx, communiste d’origine russe, n’avaient jailli ces mots trempés de sang ? Le texte poursuit, inexorable : « Du sang sur les feuilles ruisselant jusqu’aux racines, / Des corps noirs balançant dans la brise sudiste : / D’étranges fruits pendent des peupliers… »

Cette complainte fut un réquisitoire, une « Marseillaise noire », un acte de résistance qui valut expulsions et brimades à ses interprètes, surtout s’ils risquaient leur couplet ravageur dans les anciens États esclavagistes. Longtemps cataloguée « musique de propagande », Strange Fruit fut interdite de radio. C’est seulement en 1999 que le magazine Time l’élut chanson du xxe siècle. Alors on put l’écouter dans le recueillement, avec la sensation troublante de respirer « Le parfum de magnolia doux et frais / Soudain fauché par l’odeur de chair brûlée ». 

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