En Libye, vous visitez des prisons une première fois en décembre 2014, puis une seconde fois en avril 2015. La situation a-t-elle évolué en quatre mois ? 

Les prisons sont pleines de nouveaux visages et de nouvelles histoires. Des hommes et des femmes en situation irrégulière, dont on a parfois volé les papiers, ou qui ont été repêchés en mer. Dans la prison de Kararim, une ancienne école, cent à cent cinquante personnes sont enfermées dans moins de quatre-vingts mètres carrés. À Zaouïa, le centre de détention pour hommes a évolué : le bâtiment a été agrandi et une cour extérieure est en train d’être aménagée. Les migrants construisent eux-mêmes les murs de leurs propres prisons. Pour la douche, des réchauds remplacent désormais les seaux d’eau. Parfois, on sent de la part des geôliers un désir d’améliorer la condition de vie des détenus. Mais souvent, ils cherchent seulement à rendre plus solide un lieu voué à perdurer. 

Comment les autorités libyennes et les prisonniers réagissent-ils à la présence des journalistes ?

Les autorités sont dépassées par les événements. Qu’il s’agisse des gardes-côtes qui tentent de sauver des vies avec des canots délabrés ou des geôliers, tous sont isolés car il n’y a plus d’État en Libye. La visite des journalistes est l’occasion pour les gardiens de prison de montrer qu’ils font de leur mieux pour contenir le flux de migrants mais qu’ils ont besoin de l’aide de l’Europe. En tant que photographe, c’est difficile de faire son travail correctement car on nous demande de nous dépêcher. Souvent, les prisonniers sont mis en scène pour les journalistes. Ils sont alignés au sol, à l’extérieur, comme sur une photo de classe. Eux sont surtout fatigués, en ont assez de répondre aux questions parce qu’ils ne voient pas leur situation évoluer. L’un d’entre eux m’a demandé : « Que faites-vous pour nous ? » Les personnes que je rencontre me renvoient souvent à l’utilité de mon travail. 

Comment les migrants sont-ils traités de manière générale ? 

Les femmes sont particulièrement vulnérables. Dans les prisons, toutes tenues par des hommes, elles sont souvent battues et violées. J’ai rencontré une migrante qui avait réussi à s’échapper de son centre de détention. Elle m’a confié qu’une femme était tombée enceinte et qu’une autre avait accouché. Quelques jours plus tard, je me suis rendu dans cette prison. Je me souviens d’un gardien qui, lors de mon arrivée, rebouclait sa ceinture. À son geste, j’ai compris que c’était pour lui une habitude.

Existe-t-il une solidarité parmi les migrants ?

Oui, la solidarité se ressent partout. Les migrants se soutiennent à l’intérieur et à l’extérieur des prisons. Ils s’aident les uns les autres à trouver du travail, un logement, et même à payer la traversée. Puisque l’envoi d’argent par Western Union ne fonctionne plus, un système de « transfert local » s’est mis en place. Certains migrants ne sont pas prêts à risquer de prendre la mer ou ont simplement trouvé du travail en Libye et veulent envoyer de l’argent à leur famille restée au pays. Ils se mettent alors en contact avec un primo-arrivant qui ne cherche pas forcément à travailler. Bien souvent sa famille possède de quoi lui payer la traversée, mais ce dernier n’a pas l’argent sur lui. Le premier paye alors le passeur du second. Les deux familles s’arrangent ensuite entre elles pour le remboursement. 

En Libye, tous les migrants ne cherchent donc pas à venir en Europe…

Les migrants ne rêvent pas forcément de l’Europe. Ils rêvent de vivre en paix, loin de toute souffrance, et d’en finir avec cette vie d’errance. Ils savent à quoi s’attendre là-bas, ils y ont souvent des frères ou des cousins. Et pour ceux qui estiment qu’ils n’ont plus le choix, la préparation psychologique peut parfois être longue. Ce temps passé à travailler en Libye est l’occasion de se préparer à risquer sa vie, de trouver un compagnon de route pour être plus fort, ou bien de se résigner. Dans les deux cas, ils sont dans une impasse. C’est ce qu’ils appellent le « fifty-fifty » : la mort ou la vie. C’est la traduction d’une expression libyenne, le « nouss nouss », qui désigne au départ le café au lait. 

Comment certains migrants trouvent-ils du travail ? 

Il existe un lieu à Tripoli, dans le quartier de Gargaresh, où les travailleurs journaliers se regroupent. Ils attendent le long de la route, répartis par communautés, et tiennent chacun dans leur main l’outil qui correspond à leur métier ou compétence. Les voitures s’arrêtent, certains montent dedans, d’autres pas. Les Libyens ne faisant pas ce type de travail, ils ont besoin de cette main-d’œuvre. Un jour, alors que je prenais des photos de la zone d’attente, un peu en hauteur, j’ai vu un homme me regarder de loin. Il s’est avancé vers moi, a traversé la route sans me lâcher du regard, puis m’a demandé de descendre. J’ai fini par le reconnaître. C’était Prince, un électricien nigérian que j’avais rencontré à Choucha un an auparavant. Je me souvenais qu’un jour, alors que nous étions à vingt mètres l’un de l’autre, il m’avait envoyé un texto qui disait : « Aujourd’hui, tristesse. Personne ne m’aime, tout le monde me déteste. » Après trois ans perdus dans le désert, il s’était vu refuser son statut de réfugié par l’UNHCR. 

La plupart de ces hommes ressemblent-ils à Prince ? 

D’un migrant à l’autre, les histoires sont différentes. Une chose est sûre, ils souffrent tous de l’isolement, et notamment dans les prisons où on leur retire leur téléphone portable, qui était leur dernier moyen de contacter leurs familles. Un jour, je recueillais l’histoire de l’un d’entre eux. Je n’avais pas de quoi noter son prénom, alors je lui ai demandé de le dire au micro. Quand je me suis dirigé vers un autre migrant, celui-ci avait suivi l’interview et a immédiatement prononcé son prénom lui aussi. J’ai eu alors l’idée de passer le micro de migrant en migrant, simplement pour enregistrer leurs noms et entendre s’incarner la tragédie qu’ils vivent. Plus tard, un migrant m’a demandé qui j’avais vu dans les centres de détention, il cherchait des membres de sa famille. Je lui ai fait écouter cet enregistrement et en fonction des voix et des prénoms, il a reconnu les passagers d’un bateau qui venait de faire naufrage. Sur ce départ de deux cent cinquante personnes réparties sur trois canots différents, trois avaient trouvé la mort. 

Propos recueillis par MANON PAULIC

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