Durant les trente dernières années, avec le processus d’intégration européenne et la définition progressive d’une politique d’asile commune, la frontière méridionale de l’Europe s’est renforcée ; les possibilités d’accès à des voies légales d’entrée pour les migrants se sont progressivement fermées. Depuis, les itinéraires migratoires en Méditerranée n’ont cessé de se recomposer, au gré des évolutions politiques et institutionnelles : militarisation de certaines frontières telles que Gibraltar, élargissement de l’UE et de l’espace Schengen, mise en œuvre des règlements de Dublin et, plus récemment, printemps arabes et guerres civiles. C’est ainsi que les itinéraires maritimes, d’abord dirigés vers Gibraltar et le canal de Sicile, ont progressivement évolué, déviant par les Canaries, la mer Égée. Suite à la chute du colonel Kadhafi, qui bloquait les flux de départ d’une main de fer, le canal de Sicile est redevenu une place centrale.

La composition des flux a également évolué : Maghrébins, puis Africains subsahariens, les migrants sont aujourd’hui majoritairement originaires des pires dictatures ou de pays en conflit : Érythrée, Syrie, Somalie, Afghanistan… Parmi eux, ceux qui pourraient bénéficier légalement d’une protection politique en Europe sont de plus en plus nombreux, de même que les familles, les femmes, les mineurs – la plupart non accompagnés – et les personnes âgées. Plus éduqués que les migrants des vagues précédentes, ils proviennent souvent des classes moyennes. Les ressources familiales, ou les mécanismes de crédit communautaire, permettent de mobiliser les fonds nécessaires à la traversée. Si on les désigne souvent comme des « flux mixtes », ces migrants ont en commun d’être des « indésirables », au sens où ils sont perçus comme un défi, un fardeau parfois même, pour les sociétés d’accueil.

Dans le court terme, cette situation de tension migratoire risque de se renforcer, même s’il faut rappeler que l’écrasante majorité des migrants ne se dirige pas vers l’Europe. Mais derrière l’évocation spectaculaire de la masse migratoire ­entassée sur les embarcations de fortune, il devient urgent de discerner les visages et les histoires de ceux et celles qui prennent aujourd’hui la mer. Cela pour comprendre leurs motivations, mais aussi pour mieux connaître les formes actuelles que prend la frontière européenne, qui devient de plus en plus liquide, mobile et réticulaire.

Les femmes somaliennes et érythréennes que j’ai rencontrées en Italie et à Malte ont d’abord dû laisser leurs proches : enfants et parents égarés ou assassinés, maris perdus ou enrôlés, proches éparpillés à l’échelle des camps qui essaiment en Afrique orientale et dans le monde arabe. Elles ont subi leur lot de violences : enlèvements, viols, mariages forcés. Ensuite, elles ont entamé la traversée de l’Afrique, avec ou sans famille à leurs côtés : celle-ci est coûteuse, longue – de plusieurs mois à plusieurs années – et risquée. Le cauchemar du désert n’a d’égal que celui, encore à venir, de la Méditerranée : faim, soif, épuisement, perte des compagnons de route. Ces femmes connaissent également, dans les pays de transit, les emprisonnements multiples, les prises d’otage, les violences sexuelles de la part de la police et des gardes-frontières. Nombre d’entre elles poursuivront leur chemin enceintes, en gardant ainsi une trace indélébile.

La décision de traverser la Méditerranée n’est pas prise à la légère. Les migrantes qui empruntent le chemin de l’Europe en connaissent les dangers. Elles ont aussi entendu parler des tristes et longues conditions de rétention, qui peuvent aller jusqu’à dix-huit mois, voire plus, et de l’accueil réservé aux étrangers en Europe. À Chypre, une femme camerounaise me raconte les trois mois qu’elle a passés en prison, enceinte, dans des conditions terribles. Elle ne recevait qu’un bol de soupe par jour. Un garde chypriote l’a un jour prise en pitié et lui a apporté un sandwich. Elle me raconte avec émotion comment elle le garda sous son oreiller pendant trois jours, le savourant bouchée après bouchée afin qu’il dure le plus longtemps possible. D’autres femmes migrantes, en Europe du Sud, ne connaissent pas la détention, mais passent par des centres d’accueil pour demandeurs d’asile gérés dans des conditions catastrophiques, comme l’illustrent de récents faits de mafia et de prostitution en Italie.

Dans la traversée des frontières liquides, la Méditerranée n’est ainsi qu’une étape parmi d’autres. La frontière européenne s’impose et se ré-impose aux migrants tout au long de leur trajectoire, du pays d’origine aux pays de transit – qui bien souvent reçoivent financements et pressions de la part de l’UE pour réprimer et emprisonner les migrants ; et jusqu’au cœur des pays européens, où les conditions de traitement sont souvent dégradantes.

Jusqu’à quand, jusqu’où, l’Union Européenne va-t-elle déployer sa toile répressive ? À quels compromis avec les droits humains continuera-­t-elle de se livrer ? Au-delà du nécessaire sauvetage en mer, telles sont les questions que les récents événements devraient susciter. 

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