D’une maison et d’un comptoir
D’honnêtes commerçants, communs propriétaires,
Ayant vu des monts d’or accroître leur avoir,
Pour cesser tout commerce arrangeaient leurs affaires.
Le partage des biens devint un cas urgent ;
Mais où vit-on jamais sans dispute un partage ?
Pour diviser le fonds et répartir l’argent,
Chacun à qui mieux mieux se montrait exigeant :
De là grand bruit et grand tapage.
Soudain l’on crie : « Au feu ! L’incendie est tout près !
Courez vite sauver maison et marchandise !
– Allons ! repart l’un d’eux ; faut-il qu’on nous le dise ?
Nous reviendrons plus tard régler nos intérêts.
– Non, dit un autre, aux cris ajoutant la menace,
            Si vous ne payez mille écus
            Qui pour ma part me sont bien dus,
            Je ne veux point quitter la place.
– Moi, l’on m’en doit deux mille, et mon compte est bien clair,
Ripostait un troisième. – Eh ! non, non ! je proteste.
            Il faut d’abord savoir, mon cher,
Le pourquoi, le comment, et la somme et le reste. »
Nos benêts, à grand bruit, disputaient, sans songer
Que, par la flamme atteint, leur bien courait danger.
            Le feu s’avance ; la fumée
            Vient enfin étouffer leurs cris,
            Et leur fortune consumée
            Fait sur eux crouler ses débris.

N’en est-il pas ainsi dans de plus hautes sphères ?
Maint empire jadis, à sa perte arrivé,
Par des communs efforts aurait été sauvé ;
Mais, sans prendre souci des publiques misères,
Dans le malheur de tous chaque intérêt privé
            Ne sait songer qu’à ses affaires.

Traduit du russe par Charles Parfait - Fables de Krilof, Plon, 1867

 

Vous aimez La Fontaine ? Découvrez Ivan Krylov ! Le littérateur russe, auteur de plus de deux cents fables, imite à ses débuts le poète français. Un comble pour cet écrivain patriote, hostile aux influences étrangères. La guerre contre Napoléon ne fait que renforcer son nationalisme. Alors fonctionnaire à la bibliothèque impériale de Saint-Pétersbourg, il moque l’impréparation des généraux, au grand bonheur des troufions. Car son art trouve une bonne part de son inspiration et de son succès chez les roturiers. Krylov choisit une langue populaire pour critiquer la bêtise et l’avidité des hommes. Il rédige Le Partage en 1812, au début des combats. Dénonçant les dissensions à l’heure du danger, il met en scène des commerçants qu’il s’amuse à dire honnêtes. Inséré dans le récit, leur dialogue court d’octosyllabes en alexandrins dans cette traduction française du xixe siècle. Que de pronoms possessifs, de chiffres et de négations pour dire la dispute et l’égoïsme ! La morale finale fait référence à de plus hautes sphères. Intemporelle, elle oppose le bonheur commun aux intérêts privés. Déjà, dans l’Antiquité romaine, le consul Menenius Agrippa avait convaincu la plèbe d’obéir aux patriciens en lui rappelant que l’estomac est aussi nécessaire aux membres que les membres à l’estomac. Conservateur pragmatique, Krylov défend le pouvoir central du tsar dans nombre de ses apologues. Il prend plutôt pour cible les médiocres petits et les grandes fripouilles qui dénaturent les assemblées institutionnelles par leur sottise et leur corruption.

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