Quand le trépan ouvrit sa voie
vers l’antre profond de la roche
et plongea sa tripe implacable
dans les haciendas souterraines,
et quand les années disparues,
les yeux des âges, les racines
des plantes là emprisonnées
et les systèmes écailleux
devinrent les strates de l’eau,
le feu s’éleva dans les tubes
transformé en liquide froid,
et à la douane des hauteurs,
à la frontière de son monde
de profondeurs et de ténèbres,
un pâle ingénieur lui tendit
un acte de propriété.

Les chemins du pétrole peuvent
embrouiller leurs tracés, les nappes
changer leur siège silencieux
et muer leur souveraineté
dans les entrailles de la terre,
lorsque le jet puissant secoue
son branchage de paraffine,
la Standard Oil est déjà là
avec ses conseils et ses bottes,
avec ses chèques et ses fusils,
ses régimes et ses prisonniers.

Ses empereurs obèses vivent
à New York, ce sont de souriants
et doux assassins qui achètent
soieries, nylon, cigares, aussi
des tyranneaux, des dictateurs.

Ils achètent pays et peuples,
mers, policiers et députés,
régions éloignées dans lesquelles
les pauvres gardent leur maïs
comme les avares leur or :
mais la Standard Oil les réveille,
elle leur donne un uniforme,
leur montre le frère ennemi,
et le Paraguay fait sa guerre,
et la Bolivie en forêt
s’épuise avec sa mitrailleuse.

Un président assassiné
pour une goutte de pétrole,
une hypothèque de millions
d’hectares, une hâtive
exécution au petit jour
mortel de clarté, pétrifié,
un nouveau camp de prisonniers
subversifs, en Patagonie,
la trahison, la fusillade
sous une lune empétrolée,
un changement ministériel
subtil dans la capitale, une
rumeur comme une marée d’huile
et puis la griffe, et tu verras
comment brillent, sur les nuages,
sur les mers et sur ta maison,
les lettres de la Standard Oil
illuminant ses possessions.

 

Extrait de Chant général, 1950
© Gallimard, 1977, pour la traduction française de Claude Couffon

 

Pour Pablo Neruda, la poésie doit être comme le pain : à partager entre tous. D’origine modeste, l’écrivain chilien est élu sénateur en 1945, avant que le président au pouvoir ne devienne anticommuniste. C’est en clandestinité que le poète rédige l’essentiel de Chant général. L’œuvre est encyclopédique : géographie, géologie et biologie se lient aux récits historiques pour l’épopée d’un continent : l’Amérique. Une chronique de libérations et de misères, où les multinationales ont leur triste part. Neruda est en lutte contre ces nouveaux colons, insatiables de la tripe du trépan au ventre du patron, quand les pauvres n’ont d’autre or qu’un peu de maïs. Les deux premières strophes de « La Standard Oil Company » opposent le lexique administratif de la propriété à la lente formation du pétrole. Sous terre, la nature n’est à personne. Au-dessus, le malheur prendra la couleur de l’huile. Neruda énumère les crimes des « doux assassins ». Souvenez-vous de la meurtrière guerre du Chaco entre Bolivie et Paraguay ! Les derniers vers apostrophent le camarade lecteur. Passé et présent débouchent sur une terrifiante vision de l’avenir. La dénonciation présage l’appel à l’action. 

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