– À la ligne.
– À la ligne ?
– Oui. À la ligne.
– Je vois.
– Tu vois quoi ?
– Ta ligne.
– Tu ne vois rien, justement. Tu vois ma ligne jusqu’au point où elle entre dans l’eau. Après, c’est l’inconnu.
– Pourquoi tu précises « à la ligne » ?
– Parce que pas au filet.
– C’est pareil, non ? Un filet, ce sont des lignes entrecroisées.
– Rien à voir. Une ligne, c’est le hasard. Le filet, c’est la sécurité. Avec une ligne, tu espères une rencontre. Avec le filet, tu quadrilles, bien rationnel. La ligne, c’est pour les rêveurs. Le filet, pour les fonctionnaires.
– Ou pour les travailleurs.
– C’est la même chose. Quand la pêche devient ton métier, tu ne pêches plus. Tu exploites. Tu vois le mec là-bas, sur son pointu ? Quand il est arrivé ici pour s’installer, il y a trois ans, c’était un 75, il m’a dit qu’il avait toujours rêvé d’être pêcheur, d’en faire son métier. Il travaillait dans une banque. Vissé à son bureau, devant ses écrans, il rêvait de la mer. Un jour il a tout quitté, il s’est pointé ici. Trois heures de TGV. Adieu Paname. Un poète.
– Un pêcheur à la ligne, alors ?
– Il a racheté un bateau, des filets. Courageux. Parti le premier, dans la nuit, rentré le dernier. Il avait l’air heureux, au début. C’était son rêve. Après, petit à petit, c’est devenu son métier. Il a changé sa plaque, c’est devenu un 13. L’autre jour, il rentre au port avec du beau poisson. Je lui demande s’il est content de ses prises. Il me répond que maintenant, quand il remonte ses -filets, il ne voit plus des dorades ou des sars. Il voit des billets.
– Ah ! Un pêcheur au filet, finalement...
– Le filet, dans l’absolu, c’est une belle invention. Mais l’absolu n’est qu’une abstraction. La réalité, c’est normal qu’on essaye de l’attraper, de la délimiter, d’en tracer les contours. On a le cadastre dans le sang. C’est l’esprit qui veut ça, la raison veut tout découper, mettre en ordre, bien ranger.
– On est bien obligé de dessiner un cadre. Au moins d’essayer.
– Oui. Nous triangulons toujours. Mais la réalité ne se laisse jamais faire, elle échappe, elle passe entre les mailles.
– Tu as la pêche métaphysique.
– C’est le contraire. La mer guérit des tentations abstraites. Tu connais ce beau livre du philosophe Alain, Entretiens au bord de la mer ? C’est son plus difficile, son plus méconnu, et son plus beau. « Cette terre est métaphysicienne... au contraire toute la mer ne cesse d’exprimer que les formes sont fausses. Voyez ces vagues courir ; elles ne courent point, mais chaque goutte d’eau s’élève et s’abaisse ; et du reste il n’y a point de gouttes d’eau. Bien clairement cette nature fluide refuse nos idées ; ou plutôt elle nous en refuse cette trompeuse image, redoutable même au géomètre. »
– Tu le connais par cœur ?
– Quand c’est beau, j’apprends. Comme ça, quand je pêche, je comprends. La terre est métaphysicienne, parce qu’elle nous fait croire que les formes existent et demeurent. Alors qu’un champ n’est carré que tant qu’il est cultivé. Et qu’une montagne n’est qu’une vague très lente. La vague, elle, ne ment pas. Elle n’a pas le temps.
– Peut-être, mais le géomètre le sait bien que ses figures n’existent pas dans la nature. Une ligne, un carré, un triangle, c’est une décision qu’il prend.
– Exactement. La géométrie est née dit-on en Égypte, de la nécessité de retracer les terrains après les crues du Nil. Le Nil déborde et fertilise les sols en détruisant les tracés humains. Quand les eaux se retirent, il faut redistribuer les terres selon la justice. On l’entend dans l’étymologie : géo c’est la terre.
– Tu vois, c’est quand même bien pratique, les approximations de la géométrie.
– Oui, pour l’Administration.
– C’est une promesse de justice : à chacun son carré. Comment disait Hegel ? La Révolution française, c’est l’homme qui se place la tête en bas, qui se fonde sur l’idée, et construit d’après elle la réalité.
– C’est ce que je dis. Découper des départements et couper des têtes, c’est le même geste.
– Tu exagères. Le quadrillage, même à toi, au large, ça te permet de t’orienter, quand tu prends tes amers pour trianguler ta position. Il en pense quoi, ton Alain ?
– « Ce n’est pas d’hier que les mesureurs de la terre, se fiant à la seule preuve d’Euclide, ou même à d’empiriques vérifications, tendent leurs triangles comme des filets ; et de même que le filet n’a point forme de poisson, ils ne se soucient point de savoir si les choses ainsi mesurées sont triangulaires ou non. »
– Il a raison. Autrement dit, le filet n’a pas besoin d’épouser exactement la forme du poisson pour l’attraper !
– Le filet, c’est une idée générale. Il ne s’intéresse pas vraiment au poisson, il veut juste le pêcher.
– Comme toi avec ta ligne !
– Non, je ne veux pas les attraper tous, ni tous en même temps. Et puis je ne mets pas d’hameçon.
– Pourquoi tu pêches, alors ?
– Moi je ne pêche pas à l’hameçon, monsieur. Je pêche à la ligne. 

@opourriol

 

 

 

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