LA VOIX SAGE

Toute la politique est un expédient.
Que fais-tu ? Quoi ! tu vas, niant, répudiant,
Blâmant toute action en dehors des principes.
Prends garde. En efforts vains et nuls tu te dissipes.
C’est moi qui guide l’homme errant dans la forêt.
J’ai pour nom la Raison, pour prénom l’Intérêt,
Et je suis la Sagesse. Ami, je parle, écoute.
Caton qui m’a bravée a su ce qu’il en coûte.
Ô poète, chercheur du mieux, tu perds le bien.
Il t’échappe. Tu fais échouer Tout sur Rien.
Laisse donc succomber les choses qui succombent !
Ta pente est de toujours aller vers ceux qui tombent,
Ce qui fait que jamais tu ne seras vainqueur.
N’a pas assez d’esprit qui montre trop de cœur.
La vérité trop vraie est presque le mensonge.
En cherchant l’idéal, on rencontre le songe,
Si l’on plonge au-delà de l’exacte épaisseur ;
Et l’on devient rêveur pour être trop penseur.
Le sage ne veut pas être injuste, mais, ferme,
Craint d’être aussi trop juste, et cherche un moyen terme ;
Premier écueil, le faux ; deuxième écueil, le vrai.
. . .

 

LA VOIX HAUTE 


              N’écoute pas. Reste une âme fidèle.
Un coeur, pas plus qu’un ciel, ne peut être obscurci.
Je suis la conscience, une vierge ; et ceci
C’est la raison d’État, une fille publique.
Elle embrouille le vrai par le faux qu’elle explique.
Elle est la sœur bâtarde et louche du bon sens.
J’admets que la clarté basse ait des partisans ;
Qu’on la trouve excellente et qu’elle soit utile
Pour éviter un choc, parer un projectile,
Marcher à peu près droit dans les carrefours noirs,
Et pour s’orienter dans les petits devoirs ;
Les publicains en font leur lampe en leurs échoppes
Elle a pour elle, et c’est tout simple, les myopes,
Les habiles, les fins, les prudents, les discrets,
Ceux qui ne peuvent voir les choses que de près,
Ceux qui d’une araignée examinent les toiles ;
Mais il faut bien quelqu’un qui soit pour les étoiles !
Il faut quelqu’un qui soit pour la fraternité,
La clémence, l’honneur, le droit, la liberté,
Et pour la vérité, resplendissement sombre !
. . .

Extrait de L’Année terrible, 1872

 

Les deux extraits ci-dessus ne témoignent qu’imparfaitement du déluge d’alexandrins que constitue « Les Deux Voix ». Écrit en août 1871, ce long poème se situe en juillet. La colère mène la plume de Victor Hugo qui témoigne de l’année terrible, jour par jour. Après le siège de Paris et la défaite contre l’Allemagne, le poète a réprouvé la Commune. Mais il dénonce le massacre des Parisiens et se bat pour l’amnistie des survivants. Qu’importent les manœuvres politiciennes ! Victor Hugo refuse d’abdiquer son « droit à l’innocence ». Contre les monarchistes de l’Assemblée et l’éternel parti de l’ordre et des honnêtes gens, l’ancien légitimiste est devenu la vigie de la République. Derrière les changements idéologiques, l’ennemi reste le même : l’esprit moyen, l’esprit neutre. Le géant des lettres pratique un art de l’outrance. En donnant la voix à des adversaires prétendument sages, il prépare son éloge de l’idéal. De l’inflexible Caton aux publicains, ces collecteurs d’impôts, l’Antiquité est mise à contribution pour cette conclusion : « Tout homme médiocre est homme politique ». Ne reste plus sur la terre que le « Juste » pour « contredire le vent et résister au flot ». Un homme isolé : le génie missionnaire, figure annonciatrice de l’intellectuel engagé.

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