Ron Suskind, un journaliste du Wall Street Journal, est l’auteur d’un scoop intellectuel qui a fait grand bruit aux États-Unis. En enquêtant sur la communication de la Maison-Blanche au début des années 2000, il a eu une conversation avec Karl Rove, le spin doctor de George W. Bush. Celui-ci, mécontent d’un article que Suskind venait de publier lui déclara : « “Vous croyez que les solutions émergent de votre judicieuse analyse de la réalité observable ?” J’ai acquiescé, écrit le journaliste, et murmuré quelque chose sur les principes des Lumières et l’empirisme. Il me coupa : “Ce n’est plus de cette manière que le monde marche réellement. Nous sommes un empire maintenant, poursuivit-il, et lorsque nous agissons, nous créons notre propre réalité. Et pendant que vous étudiez cette réalité, judicieusement comme vous le souhaitez, nous agissons à nouveau et nous créons d’autres réalités nouvelles, que vous pouvez étudier également, et c’est ainsi que les choses se passent. Nous sommes les acteurs de l’histoire. Et vous, vous tous, il ne vous reste qu’à étudier ce que nous faisons.” »

Avec cette déclaration, l’administration Bush dévoilait une conception nouvelle des rapports entre la politique et la réalité : ses membres se détournaient de la realpolitik et du simple réalisme pour devenir créateurs de réalité, maîtres des apparences, revendiquant ce qu’on pourrait appeler une realpolitik de la fiction.

Jay Rosen, professeur de journalisme à l’université de New York, donnait en juillet 2007 l’explication suivante : « Au cours des trois dernières années, en fait depuis le début de l’aventure en Irak, les Américains ont assisté à des échecs spectaculaires du renseignement, des effondrements spectaculaires dans la presse, une faillite des dispositifs publics de contrôle des actions du gouvernement, comme la disparition de la surveillance du Congrès et le court-circuitage du Conseil national de sécurité, qui ont été mis en place précisément pour éviter ces événements. En parlant de “défaite de l’empirisme”, Suskind a mis le doigt sur l’essence de ce processus, consistant à limiter la délibération, le contrôle, la recherche des faits, l’enquête de terrain. Un nouveau modèle est apparu sous George W. Bush et Dick Cheney : les classiques checks and balances [les poids et contrepoids, c’est-à-dire les moyens dont dispose chacun des pouvoirs, dans un régime où ils sont séparés, pour peser sur les autres et contrôler leur action] ont été abandonnés, afin que le pouvoir exécutif puisse agir plus librement ».

À Eric Boehlert, qui lui demandait s’il pensait que de telles attaques visaient à en finir avec le journalisme d’investigation, Suskind répondait : « Absolument ! C’est bien là l’objectif, que la communauté des journalistes honnêtes en Amérique disparaisse, qu’ils soient républicains ou démocrates, ou membres de la grande presse. Il ne nous restera plus ainsi qu’une culture et un débat public fondés sur l’affirmation plutôt que sur la vérité, sur les opinions et non sur les faits. Parce que lorsque vous en êtes là, vous êtes contraint de vous fier à la perception du pouvoir. Et la perception comme instrument d’un pouvoir exécutif tout-­puissant, c’est la grande combinaison que nous voyons à l’œuvre actuellement dans la politique ­américaine. »

« La première mesure économique à adopter ? Changer le storytelling de l’Italie », a lancé le 2 juin 2014 le chef du gouvernement italien, Matteo Renzi, au Festival de l’économie de Trente. En 2006, en visite dans la Silicon Valley, il avait déclaré à ses hôtes : « Quel est le problème en Italie ? Le storytelling des médias est très clair ; tout va mal. En Italie, raconter une histoire signifie un cauchemar. Aux États-Unis, le storytelling, c’est un rêve partagé. » La logique politique de Renzi, qui est un modèle pour de nombreux politiciens en Europe, à commencer par le Premier ministre Manuel Valls, est aux antipodes du principe de représentation, de délégation et de délibération à travers les corps intermédiaires. Au contraire, il s’inscrit dans une forme de « désintermédiation », c’est-à-dire un projet de déconstruction qui privilégie la relation directe du leader avec l’opinion assortie d’une démocratie participative, une démocratie de « monitoring » qui consiste à créer et faire vivre sa réalité à travers les réseaux sociaux et la télévision. Le storytelling en est le moyen principal.

Le pouvoir que représente aujourd’hui un récit personnel, comparé à ce qu’il était il y a seulement une génération, reflète cette construction narrative de la réalité : « Quand F. Roosevelt faisait un discours à la radio, affirmait récemment le fameux chercheur en neurosciences Antonio Damasio, les gens avaient le temps nécessaire à la réflexion, ils pouvaient combiner l’émotion et les faits. Aujourd’hui, avec Internet et la télévision par câble qui diffusent des informations 24 heures sur 24, vous êtes plongé dans un contexte dans lequel vous n’avez plus le temps de réfléchir. »

C’est un « dispositif » complexe qui ne se limite pas à raconter une histoire afin de susciter l’adhésion mais qui mobilise des images, des éléments de langage, des récits et des mises en scène qui exigent d’être formatés pour être transmissibles sur Internet.

C’est le croisement de ces effets, leur mise en œuvre conjointe, qui explique leur efficacité. Ce que j’ai appelé le carré magique du storytelling :

1. Raconter une histoire capable de constituer une identité narrative en résonance avec ­l’histoire collective.

2. Inscrire l’histoire dans le temps, gérer les rythmes, la ­tension narrative.

3. Cadrer le message, c’est-à-dire encadrer le débat comme le préconise le linguiste George Lakoff, en imposant un « registre de langage cohérent » et en « créant des métaphores ».

4. Créer son réseau sur Internet et sur le terrain, c’est-à-dire un environnement hybride et contagieux susceptible de capter l’attention et de structurer l’audience du candidat.

Dans des sociétés hypermédiatisées, parcourues par des flux continuels d’informations, la capacité à structurer une vision politique, non pas avec des arguments rationnels, mais en racontant des histoires, est devenue la clé de la conquête du pouvoir et de son exercice. Ce n’est plus la pertinence qui donne à la parole publique son efficacité, mais la plausibilité, la capacité à mobiliser en sa faveur des grands courants d’audience et d’adhésion…

Les centres du pouvoir appliquent des techniques de mobilisation inspirées du neuro­marketing et s’efforcent de régler leur communication sur des rythmes qui scandent et focalisent les flux d’attention des individus, cherchant à provoquer des états d’alarme synchrones. Les stratégies de communication « cross-médias », qui permettent de croiser les formats sur plusieurs plates-formes technologiques aggravent encore cette focalisation des attentions, ces effets d’attroupement, autour de la mise en scène d’un attentat, d’une catastrophe naturelle ou d’une épidémie. Cette hypermobilisation des audiences provoque en retour des phases de retombées, de chutes d’audiences, une dépolitisation systémique. L’esprit du Web ne s’accorde pas avec celui des administrations politiques. Le rythme survolté des campagnes ne résiste pas longtemps à l’enlisement des décisions quotidiennes, à la résistance des lobbies, à l’obstruction des partis d’opposition.

C’est un paradoxe des démocraties médiatiques et un effet de ces politiques de l’attention qui consistent à stimuler, doper les audiences par des moyens de plus en plus sophistiqués et à provoquer en retour des retombées, des moments de dépression démocratique, une dépolitisation systémique.

En 1938, Anton Ciliga, un dissident anticommuniste, avait publié à son retour d’URSS un livre intitulé Dix ans au pays du mensonge déconcertant. Nous vivons au pays de la réalité immersive. Non plus le mensonge déconcertant, mais le pays où la réalité est un show convaincant, le Truman Show

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