La véracité n’a jamais figuré au nombre des vertus politiques, et le mensonge a toujours été considéré comme un moyen parfaitement justifié dans les affaires politiques. Qui prend la peine de réfléchir à ce propos ne pourra qu’être frappé de voir à quel point notre pensée politique et philosophique traditionnelle a négligé de prêter attention, d’une part à la nature de l’action et, de l’autre, à notre aptitude à déformer, par la pensée et par la parole, tout ce qui se présente clairement comme un fait réel. 

Cette sorte de capacité active, voire agressive, est bien différente de notre tendance passive à l’erreur, à ­l’illusion, aux distorsions de la mémoire, et à tout ce qui peut être imputé aux insuffisances des mécanismes de la pensée et de la sensibilité.

Un des traits marquants de l’action humaine est qu’elle entreprend toujours du nouveau, ce qui ne signifie pas qu’elle puisse alors partir de rien, créer à partir du néant. On ne peut faire place à une action nouvelle qu’à partir du déplacement ou de la destruction de ce qui pré­existait et de la modification de l’état de choses existant. Ces transformations ne sont possibles que du fait que nous possédons la faculté de nous écarter par la pensée de notre environnement et d’imaginer que les choses pourraient être différentes de ce qu’elles sont en réalité. Autrement dit, la négation délibérée de la réalité – la capacité de mentir –, et la possibilité de modifier les faits – celle d’agir – sont intimement liées ; elles procèdent l’une et l’autre de la même source : l’imagination. 

***

Il faut ainsi nous souvenir, quand nous parlons du mensonge, et particulièrement du mensonge chez les hommes d’action, que celui-ci ne s’est pas introduit dans la politique à la suite de quelque accident dû à l’humanité pécheresse. De ce fait, l’indignation morale n’est pas susceptible de le faire disparaître. La falsification délibérée porte sur une réalité contingente, c’est-à-dire sur une matière qui n’est pas porteuse d’une vérité intrinsèque et intangible, qui pourrait être autre qu’elle n’est. L’historien sait à quel point est vulnérable la trame des réalités parmi lesquelles nous vivons notre existence quotidienne ; elle peut sans cesse être déchirée par l’effet de mensonges isolés, mise en pièces par les propagandes organisées et mensongères de groupes, de nations, de classes, ou rejetée et déformée, souvent soigneusement dissimulée sous d’épaisses couches de fictions, ou simplement écartée, aux fins d’être ainsi rejetée dans l’oubli.

C’est cette fragilité qui fait que, jusqu’à un certain point, il est si facile et si tentant de tromper. La tromperie n’entre jamais en conflit avec la raison, car les choses auraient pu se passer effectivement de la façon dont le menteur le prétend. Le mensonge est souvent plus plausible, plus tentant pour la raison que la réalité, car le menteur possède le grand avantage de savoir d’avance ce que le public souhaite entendre ou s’attend à entendre. Sa version a été préparée à l’intention du public, en s’attachant tout particulièrement à la crédibilité, tandis que la réalité a cette habitude déconcertante de nous mettre en présence de l’inattendu, auquel nous n’étions nullement préparés.

En temps normal, la réalité, qui n’a pas d’équivalent, vient confondre le menteur. Quelle que soit l’ampleur de la trame mensongère que peut présenter le menteur expérimenté, elle ne parviendra jamais, même avec le concours des ordinateurs, à recouvrir la texture entière du réel. Le menteur, qui pourra peut-être faire illusion, quel que soit le nombre de ses mensonges isolés, ne pourra le faire en ce qui concerne le principe même du mensonge. C’est là une des leçons que l’on pourrait tirer des expériences totalitaires, et de cette effrayante confiance des dirigeants totalitaires dans le pouvoir du mensonge – dans leur aptitude, par exemple, à réécrire sans cesse l’histoire, à adapter l’interprétation du passé aux nécessités de la « ligne politique » du présent, ou à éliminer toutes les données qui ne cadrent pas avec leur idéologie. 

***

Aux nombreuses formes de l’art de mentir élaborées dans le passé, il nous faut désormais ajouter deux variétés plus récentes. Tout d’abord, cette forme apparemment anodine qu’utilisent les responsables des relations publiques dans l’administration, dont les talents procèdent en droite ligne des inventions de Madison Avenue. Les relations publiques ne sont qu’une variété de la publicité ; elles proviennent donc de la société de consommation, avec son appétit immodéré de produits divers à distribuer par l’intermédiaire d’une économie de marché. Ce qui est gênant, dans la mentalité du spécialiste de relations publiques, c’est qu’il se préoccupe simplement d’opinions de « bonne volonté », des bonnes dispositions de l’acheteur, c’est-à-dire de données dont la réalité concrète est presque nulle. Il peut ainsi être amené à considérer qu’il n’y a aucune limite à ses inventions, car il lui manque la faculté d’agir de l’homme politique, le pouvoir de « créer » des faits et, en conséquence, cette dimension de la simple réalité quotidienne qui assigne des limites au pouvoir et ramène sur terre les forces de l’imagination.

Une seconde variété nouvelle de l’art de mentir concerne des hommes ayant reçu la meilleure formation, ceux que l’on trouve, par exemple, aux échelons les plus élevés de l’administration. Plusieurs d’entre eux ont participé pendant de longues années au jeu des tromperies et des allégations mensongères (dans l’affaire des documents du Pentagone). Pleins de confiance dans « leur situation, leur formation et leur réussite », ils ont peut-être menti par patriotisme erroné. Mais l’important est qu’ils ont ainsi menti, moins au bénéfice de leur pays – et certainement pas pour en préserver l’existence, qui ne fut jamais menacée – qu’au bénéfice de son « image ». En dépit de leur indubitable intelligence, qui apparaît avec évidence dans maintes notes personnelles, ils étaient persuadés que la politique n’est qu’une variété des relations publiques, et ils se sont laissé abuser par l’ensemble des bizarres prémisses psychologiques inséparables de cette conviction. 

Extrait de Du mensonge à la violence, traduit de l’anglais par Guy Durand © Calmann-Lévy, 1972

Vous avez aimé ? Partagez-le !