La petite phrase revenait comme une mouche qu’on chasse de la main. « Tu verras quand tu seras à ­l’armée ! » Elle accompagnait l’enfance, les petites lâchetés, la peur du noir, des batailles de préau poings serrés, viens ici si t’es un homme, mauviette, fillette. Mais si la petite mouche tourbillonne encore dans ma mémoire, c’est à cause de la peau du lait. Parfaitement. Pour ne pas voir se friper la surface de mon cacao brûlant, j’attrapais mon « arme secrète » que je maniais avec maestria : la passoire. Un instrument de rien du tout qui me sauvait la mise chaque matin et faisait grincer les adultes. « Quand tu seras à l’armée, tu pourras toujours courir pour passer ton lait ! » C’était dit avec une douce ironie. J’imaginais des stratagèmes pour planquer ma passoire dans ma manche comme un prestidigitateur… J’avais quelques années pour anticiper la grande bataille. Si je ne supportais pas la peau du lait, alors il faudrait faire la peau du service militaire. Arrêter ce rite barbare où l’on me promettait la pire des souffrances : avaler la crème du lait, ces petits lambeaux blancs et insidieux qui me soulevaient le cœur. À l’âge où j’aurais dû servir, on m’a laissé terminer mes études. Je n’ai pas eu à planquer mon « arme secrète ». Il y a beau temps que je ne bois plus de lait. Mais je garde toujours une passoire à portée. Elle est mon seul souvenir de service militaire. 

 

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