Il y a des rats dans le pis de la vache, qui crachent, quand je malaxe leurs nez noirs, une blancheur miraculée.


Il y a des rires sous la paille quand je conduis le long des façades mon amour à ma déraison.


Il y a des bonshommes qui s’affairent sur le miroir quand je recueille de mon dieu-maître le dernier souffle de la dernière veillée.


Il y a des fumées dans la chambre basse, qui me narguent, quand je ne retrouve en aucune page mon visage abandonné.


Il y a du fumier dans l’eau calme quand je regarde profondément la mer miroitante aimée.


Il y a des vers sous la chemise de la mariée, il y a des bêtes dans le lit de la morte, il y a une taie sur l’œil de la beauté.


Je n’ai pas peur.

 

La Sainte Face, 1968 © Éditions Gallimard

 

Né en 1907, André Frénaud refusa les mots d’ordre sur-réalistes. Pas question de lâcher la bride à l’imaginaire. Si le poète traque l’indicible, c’est en artisan qui connaît les limites de ses outils. « Tout m’inquiète » est extrait de Poèmes de dessous le plancher, un recueil rédigé entre 1944 et 1948 et ultérieurement inclus dans La Sainte Face. Prisonnier pendant deux ans au stalag de Brandebourg, André Frénaud participa ensuite aux revues clandestines de la Résistance. Et le « grand ébranlement » de la guerre sous-tend la violence de ces images. Mais, loin de toute propagande manichéiste, le propos est métaphysique. Le poète sait qu’« il n’y a pas de paradis » ; il se méfie du messianisme communiste mais ne renonce pas à l’homme. Comment réconcilier les contraires ? Le poème est fondé sur la répétition des « il y a », comme « Enfance » de Rimbaud. Une manière d’inscrire ces constats surprenants dans un univers concret, et néanmoins originel, celui du monde rural. Que d’oppositions pour une atmosphère inquiétante, riche de soupçons ! Miroirs et surfaces aquatiques réfléchissantes témoignent d’une autocontemplation poétique. Le poète se sait agresseur et victime ; il n’y a pas d’innocents. Dans l’avant-dernière phrase, le rythme accélère. Et les scènes noires se multiplient. Mais le narrateur ne sombre pas dans le pessimisme : il se dresse face à l’inacceptable. Les cinq derniers mots volontaires contredisent le titre. Ils résonnent comme un mantra : « Je n’ai pas peur. »

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