Existe-t-il une manière française de penser la laïcité ?

C’est ce que l’on pourrait avoir tendance à croire. Pour autant, parler de la laïcité comme d’une spécificité française est, me semble-t-il, problématique. Chaque pays, chaque système politique est singulier et entraîne inévitablement des spécificités nationales. Il existe plusieurs formes de laïcité comme il existe plusieurs formes de capitalisme. Je parlerais alors plutôt d’une vision française de la laïcité, qui consiste en une absence totale de signe religieux dans l’espace public.

Cette vision reflète-t-elle la réalité ?

Il existe une différence bien marquée entre l’image de la laïcité et son application concrète au sein de la société française. Contrairement à ce qu’il prétend, l’État français prend en charge la religion. En 2003, un Conseil français du culte musulman a été mis en place dans le but d’intégrer l’islam à un système dit laïque. Le problème est que pour s’intégrer, on demande aux musulmans de se transformer, de changer d’apparence en abandonnant leurs signes distinctifs, processus que l’on avait déjà imposé aux juifs de France à la fin du xviiie siècle.

En quoi l’interdiction du port du voile va-t-elle contre le principe de laïcité ?

Interdire aux mères de porter le voile à la sortie de l’école va dans le sens inverse de la loi de 1905, censée garantir la liberté des cultes. La France persiste à aborder le concept de laïcité sous le spectre du catholicisme. L’interdiction de signes ostentatoires dans l’espace public en est un exemple frappant. Pour les catholiques, porter une croix autour du cou est l’expression d’une croyance. Pour les musulmans et pour les juifs, porter le foulard ou la kippa est une pratique religieuse, et non pas l’expression d’une foi déjà construite. Idem pour les sikhs pour qui ôter le turban signifie cesser de croire, cesser d’être sikh. Lors des premiers débats sur le port du voile à l’école, on entendait dire que l’interdire n’empêcherait pas de continuer à croire. C’est là une vision très chrétienne de la religion. L’équivalent serait d’interdire aux catholiques d’aller à la messe.

Est-ce à dire que l’esprit de la loi de 1905 n’est plus respecté ?

La séparation totale des Églises et de l’État n’a jamais été parfaitement mise en place. De nombreuses dérogations, dont on ne parle jamais, ont succédé à la loi de 1905. Grâce à elles, l’État a notamment pu continuer à financer l’entretien des bâtiments religieux antérieurs à 1905, dont la plupart étaient bien évidemment des églises. Néanmoins, en imposant la neutralité religieuse des fonctionnaires, cette loi a représenté une vraie séparation des Églises et de l’État. Elle a permis de garantir aux citoyens la liberté de culte. Une garantie qui, par la suite, leur a été retirée.

Que s’est-il passé ?

La France a commencé à repenser la laïcité dans les années 2000. La loi de 2004 sur le port du voile représente un changement de direction radical. Il n’est plus question des seuls fonctionnaires ; pour la première fois, l’État vise les usagers du service public, ce qui est paradoxal par rapport à l’idée qu’il avait jusqu’alors protégée. Une nouvelle définition de la laïcité française est née : l’obligation de neutralité des citoyens en tant qu’individus.

La montée des débats autour de la religion musulmane en France a-t-elle été le déclencheur d’une nouvelle façon d’imaginer la laïcité ?

Cette définition contemporaine de la laïcité découle de deux phénomènes. Le premier est propre à la société française : l’arrivée à l’âge adulte d’une population musulmane de deuxième génération et de citoyenneté française, en mesure de faire valoir ses droits. Le second phénomène relève d’un manque de confiance dans les institutions pour construire des citoyens. À une époque, on croyait en l’école pour inciter les jeunes filles à enlever leur voile par elles-mêmes. Aujourd’hui, la mondialisation et le néolibéralisme ont engendré une défaillance de l’État. C’est un phénomène qui touche le monde entier, mais pour un État très centralisé comme la France, le changement est plus brutal.

Cette laïcité contemporaine est-elle un modèle pour le reste du monde ?

Malheureusement oui. Pour de nombreux pays européens, cette nouvelle laïcité symbolisée par le durcissement de l’immigration et des lois contre les signes ostentatoires est vue comme un modèle à suivre. La droite et l’extrême droite reprennent d’ailleurs cette idée, faisant de la France le modèle d’une laïcité qui ne fait pas partie de son histoire.

Quelle est votre image de la France aujourd’hui ?

En tant qu’Américaine, je suis très impressionnée par les militants français qui défendent leurs droits. Cette énergie qui émane des associations est vibrante et encourageante. Plus que la laïcité, c’est ce milieu associatif qui est à mes yeux une vraie singularité française. 

Propos recueillis par MANON PAULIC

 

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