Dans La Vie sur terre (1998), le film d’Abderrahmane Sissako produit par Arte dans le cadre d’une série internationale dédiée à la célébration du millénaire, le spectateur découvre que les habitants du village de Sokolo, aux confins du Mali et de la Mauritanie, n’ont absolument que faire du passage à l’an 2000. Et pour cause, ils se préparent à la moisson du riz et aux travaux des champs. Et Sissako de dévoiler avec talent ce qui fait le grain du quotidien sahélien et de ses infimes nuances. C’est dans ce terreau antique que les villageois puisent des forces autrement plus vitales que les mirages du monde virtuel (RFI en l’occurrence) ou les échos d’une mondialisation frénétique qui les ignore. Alternant récit linéaire et série de tableaux, le cinéaste parvient à inscrire son histoire dans un contexte plus vaste. Dans son dernier opus, Timbuktu (2014), salué à Cannes et sélectionné pour les Oscars, Sissako reprend le même dispositif, signant de facto un grand film sur l’occupation de la célèbre cité sainte par des islamistes autochtones et étrangers, issus notamment des rangs d’AQMI. Là encore, l’expé­rience quotidienne est magnifiée par Sissako qui nous suggère que s’ancrer dans son milieu, c’est se donner les moyens de résister à l’extrémisme. Impuissants d’abord, les habitants encaissent tout : le code vestimentaire, les lapidations comme l’interdiction de la musique, des cigarettes ou du football. Puis, ils se soutiennent et luttent ensemble, recourant parfois au silence et d’autres fois à l’esquive ou à la fuite. En face, les jeunes djihadistes sont des pantins bavards, sans racines ni références, qui font tout à la fois peur et pitié.

Du Mali à la Somalie, de la fiction à la réalité, en gardant comme fil l’enracinement ou son absence, attardons-nous à présent sur la trajectoire du djihadiste américain Abou Mansour Al-Amriki. Son histoire fit un temps sensation parce que sa tête, mise à prix par Washington, valait 5 millions de dollars et parce qu’il fut tué en septembre 2013, à 29 ans, par ses anciens compagnons du mouvement Al-Chabab dont les chefs ont prêté allégeance à Al-Qaïda. 

Né en 1984, d’une mère américaine élevée dans la tradition baptiste et d’un père syrien de confession musulmane, Omar Hammami mène une vie d’adolescent ordinaire à Daphne en Alabama. Étudiant, il se tourne vers la religion de son père et s’enfonce petit à petit dans une dérive sectaire. Il rompt avec sa famille, quitte l’Alabama pour le Canada, y épouse une Somalienne aussi jeune que lui, avant de passer par l’Égypte pour étudier l’islam en profondeur. Son dossier de candidature pour l’université Al-Azhar est rejeté, sa femme refuse de le suivre en Somalie, un pays en proie à la guerre civile depuis 1991 et la chute du dictateur Siad Barre, et que sa famille a fui. Omar Hammami n’a qu’une envie : rejoindre ses frères d’armes et faire parler de lui au passage. En 2006, le voilà à Mogadiscio, se fondant dans les Chabab qu’il ne connaissait que virtuellement. 

Il grimpe dans la hiérarchie, met à profit sa langue maternelle, sa culture hip-hop et sa connaissance des médias sociaux. Cruel sur les champs de bataille, charmeur extraverti avec les journalistes, Abou Mansour s’occupe de la propagande et du recrutement. Il apprend le somali, s’intéresse à l’histoire de la région. Très vite, il se met aussi dans la peau du stratège aguerri, esquissant sa biographie publiée sur Internet1 qu’il verrait bien un jour transformée en biopic par Hollywood. À lire ce document troublant, on se perd facilement dans les arcanes de la littérature salafiste, mais la candeur du propos n’atténue jamais la noirceur du tableau. Au contraire, elle vient souligner la puérilité du personnage, pas très éloigné des protagonistes de Timbuktu

Un peu avant sa disparition, Abou Mansour met en ligne une vidéo, d’une naïveté confondante, dans laquelle il fait état de sa brouille avec la nouvelle direction du mouvement décimée par les drones et les soldats de l’AMISOM [la Mission de l’Union africaine en Somalie]. S’exprimant en somali, prenant à témoin les Somaliens tout en ignorant candidement les relations consanguines et les dynamiques claniques à l’œuvre dans cette société, accusant l’« émir » Ahmed Godane de trahir la cause djihadiste, le natif de Daphne signe son arrêt de mort. La suite est connue. Traqué comme son compagnon Osama Al-Britani, achevé d’une balle dans la tête, filmé puis abandonné comme un chien, la fin d’Abou Mansour Al-Amriki est à l’opposé du message auquel il voulait donner corps. Dans la blogosphère de culture somalie – et bien au–delà – revenait ce constat : « Il l’a bien cherché, mais comment peut-on être aussi perdu ! » 

1.Bien que resté sans suite, The Story of An American Jihadi – Part One est toujours disponible sur le net.

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