Mes élèves sont en partie issus de catégories sociales plutôt favorisées, aux consciences politiques empreintes chez quelques-uns de préjugés politiques et culturels (musulmans = arabes, christianisme = religion « naturelle » de la France, et chez quelques-uns, gauche = menace pour la famille traditionnelle). Certains ont fait leur initiation politique dans les manifestations de la « Manif pour tous », et l’expriment. Une partie sont conservateurs par éducation, et une petite minorité réactionnaires par réflexe. Mais ils considèrent leurs enseignants comme une source d’autorité savante – oui, ça existe encore. 

Au lendemain des attentats, une partie des échanges en classe a porté sur la liberté d’expression. Une majorité d’entre eux considérait que, si les assassinats étaient scandaleux, Charlie Hebdo avait tout fait pour choquer. Leur affirmer que la liberté d’expression a des limites légales suffisait souvent à clore ce débat. Mais les questions ont été plus précises chez les plus engagés : pourquoi la une montrant le Père, le Fils et l’Esprit saint en position de sodomie de groupe n’a-t-elle pas été censurée ? Pour les élèves plus républicains, Charlie Hebdo n’attaque pas, il se moque de toutes les autorités et de toutes les religions, journal égalitaire, anar et salace (rires dans la salle). Je reprends la parole. Répondre qu’une caricature est faite pour déranger, et qu’elle permet aussi de penser. Répondre qu’une caricature blesse celui qui se prend au sérieux et n’envisage pas qu’un autre pense autrement. Raidissement chez le plus intégriste des élèves. Je suis rassuré : il est seul à défendre l’idée que la loi divine est supérieure à la loi des hommes. Chez tous, la méconnaissance de la religion musulmane est abyssale, du droit plus profonde encore, du sens de la laïcité encore pire.

Face à cette poignée d’élèves, minoritaires mais actifs, je me suis senti en difficulté. Non pour répondre aux préjugés, mais pour faire face et reconstruire un appareillage mental issu d’une éducation familiale, d’une démission scolaire et d’une incapacité à hiérarchiser l’information. 

Ces réactions, y compris celles tournant autour de la liberté de la presse, renvoient à une grave insuffisance de nos programmes d’enseignement : le fait religieux. Historiciser le fait religieux, et les idées religieuses, permettrait de convaincre de l’absolue nécessité de la liberté d’expression. Dépassons un rationalisme de combat pour une laïcité apaisée. 

Souvent issu des classes moyennes de culture vaguement chrétienne, l’enseignant ne connaît en général pas grand-chose de la religion musulmane, pas mieux du judaïsme, et peu du christianisme. Enseigner les transformations successives des idées de ces religions – pour les catholiques : le purgatoire, les sacrements, l’infaillibilité pontificale, par exemple – serait un moyen de lutter contre les intégrismes qui lisent les textes sacrés comme des miroirs absolus de la volonté divine et nient toute historicité du religieux. La laïcité appliquée après 1905 a laissé béante la question du sacré, du rite, de l’autorité, et par-delà a réduit l’État laïque à une position d’acteur hostile ou complaisant envers l’expression des religions, et non d’arbitre d’un fait religieux qui existe et qu’il faut connaître pour gouverner. La croyance est un fait privé, la religion un fait public. Parce qu’elle est laïque, et pour qu’agnostiques et athées soient mieux respectés par les croyants, la République doit être spirituelle, elle n’en sera que mieux arbitre. 

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