Dans l’après-coup de ces attentats choquants, il n’y a rien d’étonnant à ce que bien des gens se posent les questions : pourquoi ? pourquoi ici ? pourquoi maintenant ? pourquoi nous ? Je ne suis pas sûre qu’il soit possible de répondre pleinement à ces questions sans prendre le temps de mûrir sa réflexion, c’est pourquoi j’en pose une autre : pourquoi de nombreux musulmans ont-ils répondu aux meurtres par des panneaux, des tweets et des chroniques dans des journaux en déclarant « Pas en mon nom » ? 

En effet, j’ai été particulièrement frappée par ce slogan en lien avec l’autre phrase qui a rapidement émergé au lendemain des attentats, « Je suis Charlie », et je réfléchis ici à ce que ces deux slogans pourraient nous dire de plus général sur la responsabilité, la communauté et l’individualité dans la République française. Affirmer « Je suis Charlie » est un geste de solidarité, un acte d’identification collective par lequel des individus, en France (et partout dans le monde), expriment volontairement leur attachement à une identité commune, et même, pourrait-on dire, à une communauté. Par contraste, déclarer « Pas en mon nom » est un geste de désidentification, un désaveu d’appartenance communautaire, une affirmation de soi comme sujet individuel au nom duquel personne d’autre ne parle ou n’agit. Les musulmans de France (et d’ailleurs) doivent déclarer « Pas en mon nom » après des attentats comme celui de Charlie Hebdo justement parce qu’ils sont présumés responsables en bloc. Ils ne sont pas considérés a priori comme des individus, mais d’emblée comme des membres de « la communauté musulmane ». On présume leur appartenance communautaire ; l’individuation, elle, doit être déclarée explicitement. Les musulmans sont potentiellement des terroristes, des intégristes, des islamistes, – en un mot, des communautaristes – jusqu’à preuve du contraire. 

Le fardeau de la responsabilité communautaire que portent les musulmans en France rappelle un passage célèbre de Peau noire, masques blancs de Frantz Fanon où un enfant blanc regarde Fanon et dit : « Regarde le nègre, j’ai peur ! ». Ainsi interpellé, Fanon écrit : « J’étais tout à la fois responsable de mon corps, responsable de ma race, de mes ancêtres. Je promenai sur moi un regard objectif, découvris ma noirceur, mes caractères ethniques, – et me défoncèrent le tympan l’anthropophagie, l’arriération mentale, le fétichisme, les tares raciales, les négriers, et surtout, et surtout : “Y a bon Banania.” » Fanon décrit le fardeau de la représentation que les sujets minoritaires ont à porter et montre que nommer, c’est en quelque sorte stigmatiser – et on pourrait très bien le paraphraser ainsi : « Regarde, un musulman, j’ai peur. »

L’ironie, à propos de la surdétermination communautaire des musulmans en France, c’est que le modèle républicain de citoyenneté exige (du moins des minorités) de faire abstraction de tout attachement communautaire. Les musulmans sont donc placés dans une situation impossible : ils doivent désavouer une appartenance communautaire à laquelle ils sont pourtant constamment réduits. Cette situation me laisse donc avec une série de questions différentes de celles que j’évoquais au début : comment les musulmans peuvent-ils agir en citoyens dans une situation politique fondée sur un universalisme abstrait alors qu’ils sont constamment réduits à leur particularité, à leur supposée différence ? Comment peuvent-ils répliquer en tant que cibles évidentes de discrimination antimusulmane sans être accusés de communautarisme (c’est ce qui est souvent reproché au Collectif contre l’islamophobie en France) ? Comment peuvent-ils vivre en musulmans et en citoyens, musulmans et Français, alors que ces deux identités sont constamment opposées ? Et comment pouvons-nous créer un monde dans lequel les musulmans ont le même droit à la subjectivité individuelle que tous les autres citoyens, un monde dans lequel leur nom leur appartient entièrement et où ils n’ont pas à dire d’un acte terroriste : « Pas en mon nom » ?  

Traduit de l’anglais par CHARLOTTE GARSON

 

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