Essayons de comprendre l’attentat contre Charlie Hebdo commis par deux citoyens français nés et éduqués en France qui ont appris à tuer au Yémen.

Tout d’abord, comprendre les conditions proprement françaises qui ont conduit des jeunes français au fanatisme du djihad d’Al-Qaïda.

Il y a les conditions de vie dans les banlieues où sont concentrées des populations d’origine arabo-musulmane. Ces conditions sont celles d’une ghettoïsation croissante.

Là, se forment des bandes d’adolescents qui, comme tous les adolescents, aiment transgresser. Les bandes deviennent gangs quand les familles sont brisées, que le chômage sévit. Chez une partie des adolescents, les gangs vivent de l’économie du vol et de la drogue et tombent dans la délinquance. Cela existe aussi dans les favelas brésiliennes ou les bidonvilles colombiens. 

Mais en France, il y a une différence avec ces pays où les délinquants sont d’origine locale. En France les délinquants sont bien souvent d’ascendance immigrée.

Les contrôles policiers au faciès sont brutaux. Les « bavures » récurrentes conduisent les jeunes à combattre la police à coups de pierres, à incendier les voitures.

Un cercle vicieux alimente le rejet et l’agressivité à l’encontre de ces jeunes, ce qui favorise le repli ghettoïque, le renfermement sur les solidarités d’origine. Tout cela fortifie la boucle causale où les hostilités s’entre-nourrissent les unes les autres, constituant autant de barrières à l’intégration.

Une petite partie des adolescents a sombré dans la délinquance, les autres trouvent boulot, protection, amitié, amour qui sauvent. Mais tous subissent et ressentent le rejet.

Les rejetés rejettent ceux qui les rejettent. Une partie de ces jeunes se sentent non pas Français, mais privés de patrie. Certains d’entre eux, délinquants, rencontrent en prison des mentors qui leur inculquent l’islam dans une version fanatique. La prison, école du crime pour les uns, devient pour d’autres école du salut. C’est pour eux la voie de la rédemption et de la vérité. On ne peut être un vrai Français, mais on peut devenir un vrai musulman. Ils ont trouvé la voie du bien et de la vérité. En même temps, c’est la voie du combat pour le bien qui peut aller jusqu’au martyre, qui lui même est la voie du paradis.

Pour les jeunes d’ascendance maghrébine, le poids de la colonisation qu’ont subie leurs ascendants n’a pas disparu. L’acquisition de l’indépendance a été capitale pour hausser les colonisés au niveau de leurs colonisateurs. Mais cela vaut au Maghreb, et non en France où l’immigré et ses descendants sont non pas d’abord Algériens, Marocains ou Tunisiens, mais Arabes ou musulmans. Par ailleurs, tous les Arabo-musulmans ressentent le deux poids deux mesures, que subissent non seulement les individus en France, pour trouver du travail ou un logement, mais aussi les nations arabo-musulmanes dans le monde. La tragédie israélo-palestinienne leur montre que le monde occidental privilégie l’Israël colonisateur au détriment de la Palestine colonisée. Cette tragédie, du reste, a pénétré en France avec les attentats contre les synagogues, les profanations de mosquées, les profanations de tombes juives, musulmanes, les insultes antijuives et antiarabes. Mais Israël est loué pour sa démocratie, nullement blâmé pour son colonialisme. 

Une grande majorité d’Arabo-musulmans souffrent de toutes les humiliations subies par le monde arabe. Ils voient dans les guerres américaines en Afghanistan et en Irak des interventions impérialistes contre des nations arabes. Les fanatisés, eux, ruminent la haine des Occidentaux, des chrétiens, des juifs.

Les attentats du 11 septembre 2001 montrent aux fanatiques qu’il est possible de lutter contre le « Grand Satan », lequel anime les éternels croisés, tandis que de leur côté les États-Unis et l’Occident, s’autoproclamant axe du bien, déclarent la guerre à l’axe du mal. L’Occident dénonce avec horreur le terrorisme aveugle qui tue civils, femmes et enfants, sans se soucier que dans le monde ­arabo-musulman, on dénonce avec horreur les bombardements aveugles qui tuent civils, femmes et enfants, les assassinats ciblés par drones ou autres.

L’idée du djihad, du martyre, s’empare d’esprits juvéniles, parfois après bien des errances et des échecs. Khaled Kelkal (1995) et Mohamed Merah (2012) ont, comme bien des jeunes Beurs nés en France, oscillé entre intégration, délinquance et djihadisme.

C’est surtout après les guerres civiles consécutives au printemps arabe, pacifique à l’origine, en Irak, Syrie, Yémen que se déploient dans ces pays des djihadistes qui, en Syrie et en Irak, bataillent pour instituer un califat régi par la charia la plus rigide. 

De même que la guerre d’Espagne avait attiré révolutionnaires et démocrates de multiples pays pour lutter aux côtés des républicains, Al-Qaïda et Daech au Moyen-Orient attirent des jeunes fanatisés des pays occidentaux eux-mêmes, dont la France. L’intervention militaire française conduit Daech et Al-Qaïda à transplanter leur guerre en France, et les jeunes Français musulmans qui s’y aguerrissent retournent en France pour y mener le djihad et accomplir le martyre.

Ainsi la guerre du Moyen-Orient est entrée en France le 7 janvier 2015.

Or, l’intervention actuelle des États-Unis et de leurs suiveurs, dont la France, est aussi impuissante, aveugle et illusoire que le furent les interventions américaines précédentes. 

L’impuissance. Les meneurs de la coalition anti-Daech ont déclaré préalablement qu’ils n’interviendraient pas en envoyant des troupes au sol, mais seulement par frappes aériennes. Les troupes des pays arabes anti-Daech sont faibles et divisées. La coalition inclut l’Arabie saoudite, dont le régime est proche de celui que rêve d’instaurer Daech. N’en font partie ni la Turquie, ni l’Iran, ni la Russie. Cette guerre comporte des aspects qui paraîtraient grotesques s’ils n’étaient tragiques : l’Occident combat le régime d’Assad, mais est son allié contre Daech et bénéficie de ses services de renseignement. L’Occident est hostile à l’Iran, mais est son allié objectif, puisque l’Iran soutient militairement le pouvoir chiite irakien. La Turquie est plus hostile aux Kurdes de Syrie, frères des Kurdes de Turquie, qu’à Daech, et n’a soutenu les défenseurs de Kobané qu’in extremis.

L’aveuglement. L’interventionnisme occidental accentue la décomposition des nations du Moyen-Orient qu’il a en grande partie provoquée. La seconde guerre d’Irak a suscité une désintégration désormais irrémédiable de cette nation. La guerre à la fois civile et internationale en Syrie décompose ce pays de façon non moins irréversible. La Libye se trouve dans un état chaotique à la suite de l’intervention française. L’unité fragile de ces nations multiculturelles et multireligieuses récentes, créées artificiellement par l’Occident sur les ruines de l’Empire ottoman, se trouve détruite. Des dictateurs immondes ont été liquidés, mais ils seraient morts tôt ou tard, alors que des nations entières sont mortellement frappées. Les horreurs des guerres civiles entretenues internationalement succèdent à l’horreur des dictatures impitoyables.

L’illusion. L’objectif des Occidentaux au Moyen-Orient est la restauration des États-nations déjà décomposés. Alors qu’il existe un seul et vrai but de guerre à opposer au califat de Daech, c’est la confédération du Moyen-Orient, à l’image amplifiée d’un Liban, qui respecterait l’autonomie et la liberté des ethnies et des religions diverses qui y sont implantées, dont le christianisme.

Vient un moment où un conflit pourrit. Le conflit franco-algérien a pourri parce que l’opportunité de négociations en 1956 n’a pas été saisie et la radicalisation dans la poursuite de la guerre a failli engendrer une dictature militaire en France et a favorisé la dictature du parti unique en Algérie. La France a évité le pire grâce au génie stratégique de De Gaulle. L’Algérie n’a pas évité le pire. Le conflit israélo-palestinien a pourri quand cette guerre entre deux nations revendiquant le même territoire s’est transformée en guerre entre deux Dieux impérieux, qui sont en fait deux sosies incapables de compromis. Le conflit au Moyen-Orient pourrit dans son mélange de guerres civiles, de guerres de religion et de guerre internationalisée par l’intervention de multiples puissances.

Sauf redressement et changement de voie, tout s’aggravera, y compris en France.

Enfin il faut saluer le formidable rassemblement français en réaction à l’attentat contre Charlie Hebdo. Ce rassemblement fut au départ spontané : dans toutes les villes, des foules se réunissaient dès le 7 janvier ; le slogan puéril « Je suis Charlie » devenait profond, par l’identification à une tradition libertaire française de l’irrespect, et fécond, par sa capacité à réveiller (provisoirement ?) un peuple en léthargie. Le grand rassemblement, sans être apolitique, ne fut pas l’œuvre des partis ; il était le produit d’un sursaut issu des nappes profondes de la France. Ce mouvement fut certes canalisé par le pouvoir exécutif, mais il fut étrange de voir en tête de cortège des chefs d’État et de gouvernement (dont certains sont loin d’être des apôtres de la liberté). La classe politique officielle tendait à confisquer, mais sans y arriver, le grand élan infra
et supra-partidaire, supra et infra-­politique qui animait un million et
demi de Parisiens.

Il y aura retombée, mais l’espoir serait que, de cette société civile qui s’est réveillée, puisse naître en dehors des partis une confédération d’associations. Ce rassemblement agirait pour le renouveau, en particulier en travaillant à juguler progressivement les puissances financières qui, aujourd’hui, sont maîtresses du jeu politique. Dans ce but, pourraient s’associer les multiples composantes du mouvement écologique concret (ceux qui refusent l’agriculture et l’élevage industrialisés, qui veulent créer des cités dépolluées, qui privilégient les circuits économiques courts), le mouvement convivialiste, l’économie sociale et solidaire, le collectif Roosevelt, les Économistes atterrés et tant d’autres : cette confédération se consacrerait à l’œuvre de régénération qui pourrait suivre le moment du réveil.

Mais malheureusement l’anti-islamisme profite maintenant du raz-de-marée de dimanche, l’orientant pour isoler, culpabiliser, dégrader les populations musulmanes. De plus, une incompréhension réciproque s’est installée dans les esprits : les uns, laïcs, ne peuvent admettre une limitation de nature religieuse à la liberté, quand les autres ne peuvent accepter une atteinte à ce que leur religion a de plus sacré.

La réponse n’est pas dans les polémiques lapidaires. Elle est dans l’introduction au cœur de la culture française, et d’abord à l’école, d’une culture historique. Il ne suffit pas de rappeler la tolérance religieuse pour les chrétiens et juifs dans les califats anciens et dans l’Empire ottoman. Il ne suffit pas d’indiquer le rôle fécond de la culture arabe pour la culture européenne. Il faut rappeler ce que fut le catholicisme pendant des siècles. Régis Debray a écrit justement : « Au xve siècle, nos bons chrétiens coupaient les têtes, beaucoup plus que Daech, on brûlait les hérétiques, la torture s’appelait “la question”, les Albigeois étaient massacrés, sans parler ensuite des protestants. En 1824 en France, trente ans après la Révolution, une loi a été votée condamnant à mort le sacrilège, par exemple le vol d’un ciboire […] : l’ère Daech et l’ère Cabu ont la même horloge, mais pas le même âge. » Il est aussi nécessaire de montrer que la France s’est formée historiquement comme nation multiculturelle en intégrant/provincialisant des peuples très différents les uns des autres (Alsaciens, Bretons, Basques, etc.). Il faut également rappeler que le « terrorisme » n’est pas une invention islamique en Europe. Les Brigades rouges et les Brigades noires en Italie, la bande à Baader en Allemagne, ont commis des attentats délirants et monstrueux. Si divers, voire ennemis les uns des autres soient-ils, les « terroristes » sont semblables par le monde clos, démentiel, halluciné dans lequel ils vivent, monde dont ils peuvent aussi sortir comme l’ont fait d’anciens Brigades rouges qui ont redécouvert le monde extérieur auquel ils étaient fermés. 

La re-pensée, la ré-éducation sont beaucoup plus nécessaires que les proclamations antiracistes.

S’impose à nous une grande, lourde, mais nécessaire tâche de régénération de la pensée, qui comporte nécessairement une régénération de la pensée politique. Même sans espoir, il est vital de l’entreprendre, et l’entreprendre ferait naître l’espoir – un espoir fragile, certes, mais un espoir.  

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