C’est un souvenir lointain. Un petit air enfantin, drôle et mutin que chantonnait ma grand-mère dans l’escalier qui menait à notre appartement du vieux Bordeaux. Je savais quand elle rentrait le soir. J’entendais le petit air qui montait les marches. J’entrouvrais la porte et la voix essouf­flée se précisait : « Le travail c’est la santé / rien faire c’est la conserver / les prisonniers du boulot /font pas de vieux os. » J’ignorais tout d’Henri Salvador. C’était la chanson de ma grand-mère quand elle avait fini sa journée. À vrai dire, je comprenais « rien verser la conserver », ce qui me laissait perplexe, avec l’idée que les mots sont d’abord de joyeux malentendus.

Plus tard j’ai vécu dans un village entre les champs et l’Océan. J’ai vu à l’œuvre les prisonniers du boulot suant au grand air. Les travailleurs de la mer que chantait Hugo, plantant dans la vase une forêt de pieux noirs, les bouchots – de rudes pièges à moules – ou soulevant les lourds casiers à crabes. À portée de regard, les charrues scarifiaient la terre dans un tourbillon de poussière. Ces sillons me parlaient comme des phrases.

C’est en cours de latin que tout s’est éclairé. J’ai appris que le pagus pouvait s’entendre comme le champ cultivé et la page d’écriture. Et que le salaire venait de salarium, la solde allouée au soldat pour acheter le sel. Le travail, fruit de la terre et de la mer.

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