Transformant la face des choses, si infime que soit mon action, elle fait que le monde d’« après » n’est plus celui qu’il était « avant ». C’est par le travail de l’homme que la terre n’est pas seulement une planète tournant dans le vide intersidéral. (Ce que ne voit pas l’écologisme radical, pour qui l’action de l’homme dans le monde est toute négative et se mesure à l’aune des ravages qu’elle cause dans la nature.) Et pourtant, sans même parler des métiers ingrats et pénibles, la nécessité de consacrer une part importante de sa vie au travail est une source de souffrance : on a souvent décrit le sentiment insupportable de « perdre sa vie à la gagner ». Mais la privation de travail affecte, elle, jusqu’au sens même qu’on donne à sa vie. Lieu de notre inscription vivante dans le monde, le travail demeure une forme essentielle de l’expression de soi.

Mais aujourd’hui des mutations radicales affectent les formes mêmes du travail (du moins dans nos sociétés). Non seulement le temps consacré au travail diminue dans la vie active de chacun mais on doute de plus en plus de sa finalité et de ses fonctions. Et ce double changement suscite un trouble profond : en nous, et hors de nous. La face du monde risque d’en être changée. (C’est déjà commencé.) Quiconque traverse des zones très anciennement habitées de l’Europe, la Toscane, la Provence, la vallée du Rhin ou, en France, la Bourgogne ou la vallée de la Loire, en est immédiatement convaincu : ce que nous contemplons en effet dans le monde, c’est le travail humain, autrement dit la
succession invisible mais partout présente de générations d’hommes au travail sur une même terre. C’est ainsi en effet qu’une portion de l’espace est devenue un paysage, qui n’est pas seulement une « vue » ou un « point de vue » mais l’effet d’une action, celle de millions de mains anonymes, qui ont façonné, sculpté, creusé, édifié, disposé les arbres, les champs, les murs, les maisons, les routes, les vignes. Au prix de cette « effroyable peine» que Fernand Braudel lit dans chaque parcelle d’un territoire habité. C’est elle qui a irrigué un espace humain de part en part : espace de travail, d’œuvre et d’action.

Et c’est cela qui est mis en danger par les nouvelles formes du travail. Qui menacent le sens même de la vie comme saisie, compréhension et transformation du monde, unissant et réunissant l’action et la contemplation (car la main se voit agissant), le tout produisant la joie (et non seulement le plaisir).

Aujourd’hui, il est fini le temps où pouvaient se combiner au cœur d’un même espace les lieux du travail et les lieux de la vie. La séparation règne entre, d’un côté, l’espace de la nécessité – un travail hors-sol, rongé par la douleur de s’y soumettre et la hantise de le perdre – et, de l’autre, celui de la « vie pour soi » – le loisir, hanté par la peur de l’ennui. (D’où les jardineries et autres animations culturelles.) Entre les deux, un paysage dépaysagé, déserté, sillonné par le réseau des routes qu’on prend matin et soir entre des sites abstraits : une entreprise, un laboratoire, et un pavillon d’habitation posé parmi d’autres au milieu d’anciens champs. Voyez les entours des grandes villes historiques, Tours, Orléans, leurs abords dénaturés par la prolifération des « zones commerciales », hideuses « architectures franchisées » selon la formule de l’architecte urbaniste David Mangin.

Situation intenable, inhumaine : une nouvelle urgence éclate, non pas celle de retrouver l’ancienne unité, mais celle d’inventer de nouvelles formes d’inscription de la vie et du travail dans l’espace. Ce qui ne sera possible qu’avec la fin (qui approche) du modèle de la croissance indéfinie auquel on confie aujourd’hui le soin d’assurer la prospérité et le bonheur. 

Ce que nous pouvons espérer, après la disparition de ce modèle destructeur et de la nature et de l’homme, c’est de pousser plus loin encore cette « dématérialisation » dont aujourd’hui nous subissons seulement les conséquences négatives. Ainsi pourrions-nous, à partir du développement de ces technologies dotées d’un potentiel de convergences inédites, multiplier les points de mise en réseau des formes du travail et raccorder les différentes actions par lesquelles on reproduit de la vie, on assure sa vie, on dépasse sa vie, on transforme le monde et soi-même. 

Non pas le rêve archaïque d’un retour à la terre, à l’artisanat. Mais, bien au-delà de la disparition des travaux insupportablement indignes, imposés, dégradants, peut-être ce qu’imaginait Marx pour le temps d’après la disparition des classes : une vie rendue à son unité. Une vie où, par-delà de vieilles malédictions, se rejoindraient l’action, l’œuvre et le loisir – la création et la contemplation. 

Rêvons donc, avec ou sans lui, du temps où se verrait réinjectée dans tous les domaines de la vie la forme d’« élan vital » qu’est le travail, âme du monde. Autrement dit, l’homme retrouvant dans le travail le plein exercice de sa liberté concrète.  

 

Illustration Stéphane Trapier

 

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