Quelle image donner de Jérusalem ? Celle d’attentats, de tirs contre des manifestants palestiniens, de meurtres, sur fond d’appels à la vengeance, pour la défense de tel ou tel lieu saint, au nom de la foi ou de la terre ? Ou celle d’un groupe de musiciens palestiniens et israéliens, chantant « ce qui est pour toi un rêve est pour moi un cauchemar » dans une atmosphère étrangement sereine, au soir des obsèques de quatre victimes d’une tuerie dans une synagogue ?

Quels mots ? Tout a été écrit sur cette ville, dans sa splendeur ou le plus souvent son malheur, sans que ces descriptions aient forcément à voir avec la ville réelle et ses habitants, figurants d’un drame qui les dépasserait. « Si je t’oublie Jérusalem que ma main droite m’oublie. » Le psaume composé au bord « des rives du fleuve Babylone », il y a 2 500 ans, chante déjà la nostalgie envers une cité sacralisée par les trois grandes religions monothéistes. Jérusalem chérie par les juifs comme première capitale de Judée sous le roi David, et site du Temple biblique ; par les chrétiens pour la Passion du Christ ; par les musulmans pour le voyage mystique du prophète Mahomet. 

Depuis, Jérusalem n’en finit pas d’être conquise, reconquise, reprise à un ennemi forcément infidèle, en somme libérée. D’autres villes font rêver, aucune n’a autant été mythifiée, au point qu’on a imaginé une Jérusalem céleste dont la Jérusalem terrestre ne serait que le reflet. Si la Bible évoque une « ville de la paix » dont toutes les composantes vivent en harmonie, ce n’est pas de la Jérusalem de son temps qu’elle traite, mais d’un âge d’or, passé ou futur.

La Jérusalem réelle n’est pas la « ville de la paix » et ne l’a jamais été. L’unité de la ville est devenue si chimérique que les autorités elles-mêmes évitent de l’évoquer. Que deux peuples, Israéliens et Palestiniens, parviennent à y cohabiter ne change rien au fait que le fossé entre ses 500 000 habitants juifs et 300 000 habitants arabes se creuse d’année en année. 

Si le mur qui séparait, de 1948 à 1967, la partie orientale sous contrôle jordanien de la partie occidentale israélienne a été démoli, une muraille de béton est venue à sa place, serpentant sur des dizaines de kilomètres. Cette « barrière de séparation » isole la partie arabe de Jérusalem de son arrière-pays, en Cisjordanie, avec des conséquences économiques, sociales et culturelles désastreuses. Et elle traverse des quartiers périphériques de la ville, pourtant annexés à Israël, mais privés des services municipaux.

Le contraste est frappant entre la douzaine de quartiers de colonisation qui ceinturent la ville, habités par 200 000 Israéliens, et les quartiers palestiniens limitrophes. Parfois une simple rue différencie deux mondes dont l’un jouit de tous les avantages urbains modernes, déniés à l’autre. « C’est le résultat d’une politique discriminatoire mise en œuvre au niveau gouvernemental depuis les années 1970, affirme le professeur de science politique Moshe Amirav. Sous l’impulsion de Golda Meir, on a abandonné le projet d’intégration à Israël de la population palestinienne, en faveur de la judaïsation de la partie orientale de la ville. »

L’universitaire cite à ce propos l’étonnant mea culpa du maire de la ville, Teddy Kollek, en octobre 1990, à la fin de son mandat : « Nous avons dit et répété que nous allions accorder les mêmes droits aux Arabes qu’aux Juifs. Foutaises ! Ils furent et restent des citoyens de deuxième ou troisième zone. Il est vrai que j’ai fait quelque chose pour la Jérusalem juive ces vingt-cinq dernières années. Mais pour Jérusalem-Est ? Zéro. Des écoles ? Zéro. Des trottoirs ? Zéro. Des maisons de retraite ? Zéro. »

Vingt-cinq ans après, cette discrimination a toujours cours, dans l’éducation, le logement, le droit de résidence. Pour les Palestiniens de Jérusalem, ce dernier peut ainsi être résilié au bout de cinq ans s’ils ne peuvent faire la preuve que Jérusalem est leur « centre de vie ». La moitié des terrains à Jérusalem-Est ne sont pas inscrits dans un plan d’urba­nisme, ce qui retarde la délivrance de permis de construire, fournis au compte-gouttes aux Palestiniens qui ne peuvent dès lors que construire « illégalement ». 

Visible ou non, la frontière entre les deux peuples n’est pas hermétique, ne serait-ce que parce que 65 % de la population active palestinienne est employée à Jérusalem-Ouest. Il y a des points de rencontre où l’on se côtoie en gardant ses distances, tous situés à l’ouest : quelques cafés, les parcs publics, les centres commerciaux, le zoo, les hôpitaux. Il fut même un temps où des activités culturelles rassemblaient les deux côtés, notamment à la cinémathèque de Jérusalem. Ce n’est plus le cas, que ce soit à cause de la polarisation des deux populations ou parce que le public palestinien habitant hors Jérusalem ne peut plus y accéder depuis la construction de la barrière de séparation.

Au sein même de la population juive, les religieux de stricte observance ont leurs quartiers séparés. À Mea Shearim, le spectacle de ces haredim (littéralement les « craignant-Dieu ») ravit les touristes : qu’ils sont pittoresques dans leurs caftans, leurs bonnets de fourrure et habits noirs traditionnels d’Europe de l’Est ! Il n’en va pas de même pour les habitants laïques, exaspérés par les conflits récurrents avec les juifs de stricte observance tentant d’imposer leurs règles de vie.

Au grand dam des ultraorthodoxes, des cinémas restent ouverts le vendredi soir ainsi que des cafés, des restaurants et des boîtes de nuit. En revanche, quand il s’agit de prohiber des figures féminines de la publicité affichée dans les autobus, les haredim obtiennent gain de cause. 

Mais c’est la « poussée démographique » qui inquiète le plus le camp laïque. Avec son taux élevé de natalité, les ultraorthodoxes – une communauté pauvre, dépendant des subsides de l’État ou des aides de la diaspora – sont en voie de devenir largement majoritaires au sein de la population juive de la ville. Déjà les 100 000 élèves du courant ultraorthodoxe représentent plus de 60 % des élèves juifs à Jérusalem. Des quartiers entiers étant devenus ultraorthodoxes, les autres résidents fuient le climat d’intolérance qui y est instauré. 

Il va sans dire que la problématique de la Jérusalem terrestre intéresse peu les touristes. Qui plus est, Jérusalem ne doit sa renommée ni à la beauté de son site, ni à la splendeur d’un monument comme le dôme du Rocher, bijou de l’art musulman, ni à des vestiges archéologiques moins spectaculaires qu’à Athènes ou Rome. S’ils étaient 3,5 millions à visiter la ville en 2013, c’était pour ses lieux saints, dont les trois principaux sont le mur des Lamentations pour les juifs, l’esplanade des Mosquées qui le surplombe pour les musulmans et le Saint-Sépulcre pour les chrétiens.

Tous trois se trouvent dans la Vieille Ville, dans un espace de moins d’un kilomètre carré entouré de la muraille construite au xvie siècle par le sultan ottoman Soliman le Magnifique. La religion est la raison d’être de cette ville et plus prosaïquement son fonds de commerce. Peu importe en définitive l’authenticité historique des sites sacrés. Au-delà « des apparences sensibles, on croit saisir un autre monde », relève le sociologue Maurice Halbwachs dans sa Topographie légendaire des Évangiles. Paradoxalement, des visiteurs incroyants ne sont pas moins fascinés par la sacralité des lieux. 

On ne peut qu’être frappé par la multitude des lieux de culte et la mélodie des prières. Mais j’aurais personnellement tendance à faire mien le réquisitoire que dresse dans La Corde raide Arthur Koestler contre Jérusalem, où il séjourna à la fin des années 1920 : « La face en colère de Jéhovah broie du noir sur les rochers brûlants qui ont vu plus de meurtres sacrés, de viols, de pillages qu’aucun autre lieu sur cette terre. Ses habitants sont empoisonnés de sainteté. » Selon lui, toute l’histoire de la ville témoigne « des conséquences déplaisantes de l’union du mortel et du divin ». C’est cet échec qui provoque la « mélancolie de Jérusalem ». Elle affecte des visiteurs qui, soudain illuminés, se prennent pour des prophètes ou des messies. 

Cette pathologie n’affecterait pas que des individus. Lors du sommet avorté de Camp David en 2000 avec Bill Clinton, Yasser Arafat et Ehoud Barak, une forme de folie collective aurait saisi toutes les parties concernées, Israéliens, Palestiniens et même Américains, incapables de traiter de façon dépassionnée du dossier de Jérusalem.

Côté israélien, les symptômes en seraient apparus dès la fin de la guerre des Six Jours, dans l’euphorie de la victoire éclair. Israël triple aussitôt l’étendue de la ville avec l’annexion des 6 km2 de la Jérusalem orientale mais aussi de 64 km2 des faubourgs et villages environnants. Depuis, le territoire municipal de la « Jérusalem réunifiée » a également été étendu à l’ouest. Puis, en 1980, c’est le vote de la « loi fondamentale » sur Jérusalem « capitale éternelle d’Israël », avec pour seul effet le départ des dernières ambassades de Jérusalem-Ouest. Un pas de plus a été franchi avec l’appui fourni par l’État à deux associations ultranationalistes : Ateret Cohanim et El Ad. La première implante ses institutions religieuses au cœur des quartiers arabes, la seconde combine colonisation et fouilles archéologiques dans le quartier palestinien Silwan où se trouve la Cité de David, site original de la Jérusalem antique.

L’ironie de l’histoire est que la planification urbaine accordant la priorité à la construction de quartiers de colonisation périphériques a affaibli un centre-ville délaissé. Ce n’est qu’avec la mise en service d’un tramway qui emprunte l’artère principale de Jérusalem-Ouest, la rue de Jaffa, devenue piétonne, qu’il s’est remis à vivre.

La défaite israélienne dans la « bataille démographique » n’est pas moins flagrante. Du fait de son fort taux de natalité, la population palestinienne a été multipliée par quatre depuis 1967, la population juive par seulement deux et demi. À ce rythme, cette dernière deviendra minoritaire dans une décennie. Piètre consolation pour les Palestiniens de Jérusalem-Est : « Nous sommes poussés à partir et culturellement asphyxiés », se plaint le politologue palestinien Moussa Boudeiri. Fils d’une vieille famille hiérosolymite contrainte à l’exode en 1948, il avait eu le plus grand mal à obtenir d’Israël un droit de résidence dans la ville où il est né. Diplômé d’Oxford, cet historien, laïc impénitent, bête noire des islamistes, relate avec un humour très british comment, venu apprendre l’hébreu en Israël avec de nouveaux immigrants, on lui faisait répéter « Toda la El ani be Israël » – « Dieu merci, je suis en Israël »...

Aujourd’hui il se sent comme un étranger dans sa ville. Quand il traverse les quartiers de colonisation aux murs uniformes, il a l’impression d’être « sur une autre planète » – et pas particulièrement hospitalière. Même la Vieille Ville a perdu de son charme : « Je n’y vais plus : il n’y a plus que des touristes, des policiers et des colons », sous l’œil de trois cents caméras de surveillance. Paradoxalement, c’est à l’ouest, au marché Mahane Yehuda, qu’il « retrouve un peu de la Jérusalem d’antan avec ses sons et ses saveurs ». À sa façon, il est un passeur de frontière. Ça se fait rare. 

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