Je ne veux plus entendre leurs cris. Je ne peux plus les supporter.

Ils vivent dans l’obscurité en permanence. Lorsqu’on fait coulisser la porte à glissière, ils entendent le grincement et commencent à geindre. Leur plainte gonfle dans le noir. Elle fait comme un rempart qu’il faut forcer pour entrer. Quand ils sentent qu’on pénètre sur les rampes de grillage, ils ruent dans les cages, se cognent aux barres. Le fracas du métal se mêle aux hurlements. La clameur monte en intensité. Je ne veux plus de ces cris : c’est un bruit monstrueux, absurde, un son que la loi de la nature interdit.

La nuit, les cris sont dans ma tête. Ils me réveillent, vers une heure, après le premier sommeil. Mes cauchemars sont l’écho de ce mal.

Les choses ont commencé il y a quarante ans. Il y a eu la première ferme intensive et les autres éleveurs ont em­boîté le pas. Ensemble, cela n’aurait pas été difficile de résister. On serait resté un peu à la traîne. On aurait continué comme avant et les tendances du monde auraient glissé sur nous. La difficulté n’est pas de rester à quai, mais de voir son voisin monter dans le train du progrès sans vous. C’est le mimétisme qui a couvert le Dorset de hangars à cochons.

C’était une révolution. Car nous avions été élevés par des gens qui croyaient à la réalité du sang. Jusqu’ici, les bêtes que nous mangions se nourrissaient d’une herbe engraissée dans le terreau du Dorset, chauffée au soleil du Dorset, battue par les vents du Dorset. L’énergie puisée dans le sol, puisée dans les fibres de l’herbe, diffusée dans les tissus musculaires des bêtes irriguait nos propres corps. L’énergie se transférait verticalement, des profondeurs vers l’homme, via l’herbe puis la bête. C’était cela être de quelque part : porter dans ses veines les principes chimiques d’un sol. Et voilà qu’on nous annonçait que le sol était devenu inutile.

Nous les avons parquées dans des cages où elles ne pouvaient ni avancer, ni reculer, ni se retourner, ni se coucher sur le flanc. L’objectif était qu’elles se tiennent parfaitement immobiles car le mouvement gaspille l’énergie. Pour que le processus de fabrication des protéines fonctionne à bon rendement, il faut éviter les déperditions. Déplace-t-on les usines à tout bout de champ ? Les cochons étaient des usines. Solidement implantées.

Chaque innovation a son inconvénient, mais chaque inconvénient a sa réponse. L’immobilité rendait fous les cochons ? Je les shootais aux antidépresseurs. L’ammoniaque du lisier leur infectait les poumons ? Je mélangeais des antibiotiques à leur ration. Il n’y avait rien qui n’eût sa solution. Et ce qui n’avait pas de solution n’était pas vraiment un problème. 

Les porcs étaient engraissés pendant vingt semaines. Les pelletées de granulés moulus que je balançais dans les stalles pleuvaient sur les dos roses. La poudre se prenait dans les soies. Ils avaient pris l’habitude de se secouer pour faire retomber la farine alimentaire. Il paraît que l’homme s’habitue à tout. Le cochon, non. Même après vingt ­semaines, ils continuaient de mordre leurs barreaux. Comme pour les couper. La question est de savoir si un homme a déjà enduré pareille souffrance. Il y a un écrivain juif qui prétend que oui.

Les plus angoissés étaient les porcelets. On les sevrait au bout de trois semaines pour inséminer à nouveau les mères. En deux ans, une truie donnait cinq portées. à la dernière, c’était l’abattoir. Pour la tétée, la femelle se couchait sous une herse mécanique. Les petits avaient accès aux mamelles à travers les barreaux. C’était leur seul contact avec leur mère. Ils se battaient et, pour qu’ils ne se mutilent pas à mort, je leur arrachais à vif la queue et les incisives. Le problème lorsqu’on transforme les granulés en viande, c’est qu’on métamorphose les porcelets en loups. 

En se débattant, les cochons se cognaient, certains s’éborgnaient. Les plaies s’infectaient et le pus ruisselait. Des chancres couvraient l’intérieur des membres. Les hémorroïdes couronnaient les anus d’une pulpe pareille à celle des grenades. Tant que les infections ne gâtaient pas la chair, elles m’importaient peu. Sous les couennes couvertes de bubons, la viande reste saine. Dans la pénombre, on ne distinguait pas grand-chose.

Sous la voûte du hangar, la charge magnétique de la violence s’accumulait. La bulle gonflait, mais n’éclatait jamais. La souffrance extrême ne rend pas docile. Elle rend dingue. Nos usines étaient des asiles. Certains porcs devenaient dangereux, ils attaquaient leurs congénères. Les cages avaient été conçues pour les immobiliser, elles servaient à présent à les protéger les uns des autres. Seuls les porcelets vivaient ensemble. Quand l’un d’eux mourait, on se hâtait de retirer le cadavre. Les autres l’auraient dévoré.

Lorsque les camions ­venaient charger les bêtes, la cohue était indescriptible. C’était bizarre de les voir refuser de quitter cet enfer. On les chargeait en paquet dans les bennes. Les hurlements devenaient indescriptibles. Les chauffeurs les haïssaient encore plus que nous. Ils tabassaient les récalcitrants, insultaient ceux qui leur faisaient perdre du temps. En 1980, on a commencé à utiliser des matraques électriques pour accélérer les chargements. On brûlait le trou du cul pour ne pas abîmer les couennes. Sous les décharges, les porcs se cabraient, bondissaient dans le tas, se frayaient passage en hurlant dans la muraille de viande. Beaucoup ne survivaient pas.

Nous avions inventé un élevage où l’animal est l’ennemi. Aujourd’hui, l’éleveur abaisse. Nous avons rompu l’équilibre, trahi le lien charnel. 

Extraits adaptés avec la permission de l’auteur de la nouvelle « Les porcs », parue dans Une vie à coucher dehors© Éditions Gallimard, 2009

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