Compter le travail des femmes est tout sauf évident. Sur elles pèse toujours le soupçon implicite de l’inactivité : une paysanne dans un champ, travaille-t-elle ou regarde-t-elle le paysage ? Une ouvrière licenciée, est-ce une chômeuse ou une femme qui « rentre au foyer » ? Ces questions récurrentes et navrantes, réservées aux femmes, nous disent le contraste entre l’évidence de l’emploi masculin et la contingence de l’emploi féminin. Or reconnaître telle activité comme du travail professionnel ou au contraire la reléguer dans l’ombre de l’inactivité, c’est une décision politique, idéologique même, au-delà de l’option statistique. Dire ou ne pas dire le poids du travail des femmes dans le fonctionnement de la société, c’est un choix lourd de sens et de conséquences. 

Pour situer les choses historiquement, quatre chiffres esquissent le tableau du xxe siècle : en France, en 1901, 7 millions de femmes et 13 millions d’hommes étaient actifs ; en 2010, 13 millions de femmes et 15 millions d’hommes le sont. 

En ce début de xxie siècle, les femmes représentent près de la moitié du monde du travail (48 % de la population active) quand elles en constituaient le tiers en 1901 comme dans les années 1960. Entamée au début des années soixante, la féminisation du salariat se poursuit au pas de charge, mais sans enclencher de véritable rupture avec les processus de production des inégalités de sexe. Nous nous trouvons ainsi à un tournant de l’histoire de l’emploi féminin : une période faite de progressions évidentes et de régressions impertinentes.

Dans l’inventaire des transformations de l’activité féminine, quatre éléments dominent : la tertiarisation, la salarisation, la continuité des trajectoires professionnelles, la réussite scolaire et universitaire des femmes. En France, en 2012, quatre femmes sur cinq travaillent dans le tertiaire (un peu plus d’un homme sur deux). 93 % des femmes et 86 % des hommes sont salariés. Pour la première fois dans l’histoire du salariat, les femmes sont, en proportion, plus salariées que les hommes. Ajoutons à cela que la majorité des femmes cumulent désormais activité professionnelle et vie familiale. Au début des années soixante, le taux d’activité des femmes de 25 à 49 ans était de 40 % ; aujourd’hui, il s’établit à 85 %. Il s’agit là d’une transformation radicale du rapport à l’emploi : la maternité ne chasse plus les femmes du marché du travail. La majorité des femmes, dans la France du xxie siècle, ne s’arrêtent pas de travailler lorsqu’elles ont des enfants et l’on assiste à une homogénéisation des comportements d’activité masculins et féminins. Entre 15 et 49 ans, les taux d’activité des hommes et des femmes se rapprochent jusqu’à se confondre presque.

Et puis il y a l’instruction. Là encore, on peut parler de rupture : le niveau scolaire et universitaire des femmes, depuis les années soixante-dix, est supérieur à celui des hommes. La progression des scolarités féminines constitue un événement marquant de la fin du xxe siècle. Tout semble donc en place pour que les inégalités entre le travail des hommes et celui des femmes s’effacent. Force est de constater que rien de tel ne se produit. Les femmes sont plus instruites que les hommes, mais elles demeurent notablement moins payées, toujours concentrées dans un petit nombre de professions féminisées, plus nombreuses dans le chômage et le sous-emploi. Bien sûr, il y eut quelques brèches : un certain nombre de professions autrefois presque exclusivement masculines se sont féminisées sans se dévaloriser : avocates, médecins, journalistes, magistrates, etc. De fait, les choses sont contrastées : en panne dans le salariat d’exécution, la mixité est en marche dans les professions supérieures. Entre femmes, les écarts se creusent : entre les femmes diplômées et qualifiées qui s’en sortent bien – même si elles ne sont pas les égales des hommes – et celles qui restent concentrées dans les emplois féminins peu qualifiés et mal payés, il y a comme un gouffre.

Ombre supplémentaire au tableau, avec le développement du travail à temps partiel, de nombreuses femmes se retrouvent en sous-emploi. Au fil des ans, le travail à temps partiel est devenu la figure emblématique de la division sexuelle du marché du travail et le moteur de la paupérisation de tout un segment du salariat féminin. Caissières, vendeuses, femmes de ménage… elles sont nombreuses à travailler sans parvenir à gagner leur vie. Le travail à temps partiel est venu re-créer de nouvelles lignes de fractures entre emplois féminins et masculins.

Au bout du compte, ce sont les paradoxes qui frappent. Dans le fonctionnement ­économique, le poids de l’activité féminine est constant et imposant : jamais moins du tiers et désormais près de la moitié de la population active. Sur le ­marché du travail, en revanche, les inégalités entre hommes et femmes sont dures et durables. 

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