Peut-être que si j’ai osé t’écrire,
langue prêtée, c’était pour employer
ce nom rustique dont l’unique empire
me tourmentait depuis toujours : Verger.

Pauvre poète qui doit élire
pour dire tout ce que ce nom comprend,
un à peu près trop vague qui chavire,
ou pire : la clôture qui défend.

Verger : ô privilège d’une lyre
de pouvoir te nommer simplement ;
nom sans pareil qui les abeilles attire,
nom qui respire et attend…

Nom clair qui cache le printemps antique,
tout aussi plein que transparent,
et qui dans ses syllabes symétriques
redouble tout et devient abondant.

Extrait de Vergers, recueil composé en français, Éditions Gallimard, 1926

 

Obstgarten signifie en allemand le jardin des fruits. Une forme composée que Rainer Maria Rilke oppose au verger français, mot clair et pourtant complexe : on y reconnaît ver, le printemps en latin. Le poète errant, né en Autriche-Hongrie, s’installe en 1921 en Suisse, dans  le canton valais. Il y achève son chef-d’œuvre, les Élégies de Duino, et y compose les Sonnets à Orphée. Avant d’y traduire les poèmes de Paul Valéry et de consacrer les dernières années de sa vie à la rédaction de cinq recueils en français. Manière de rendre hommage au pays qui l’accueille mais aussi de se lier à « la France et à l’incomparable Paris ». La Ville Lumière a marqué la vie de l’écrivain nomade. L’angoissant d’abord par sa misère, elle sert d’écrin à sa rencontre avec Rodin puis de décor à son unique roman, les Carnets de Malte Laurids Brigge. Voici qu’avec Vergers, l’écrivain offre un accès direct à ses vers aux nombreux admirateurs non germanophones. Mais se pourrait-il que Rilke change de voix en adoptant cette « langue prêtée » ? La solennité, les questionnements des Élégies de Duino font place à une tendre célébration. Des poèmes courts, aux vers libres rimés, transparents et flottants : de la dentelle. Comme si les obstacles entre le langage et le monde s’étaient évanouis et qu’un mot attirait les abeilles. C’est dimanche. Le poète est devenu un berger qui se repose. Et s’il avait trouvé, à l’orée de la mort, sans plus de souvenirs ni d’espérances, comme l’arbre patiemment arrondit les fruits, un peu d’harmonie ? 

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