Dans une France en crise, il est une crainte qui resurgit : celle de voir la jeunesse partir, fuir le chômage et la morosité, et tenter sa chance sous d’autres cieux. L’argument est bien rôdé : ces départs témoigneraient de la perte de compétitivité de l’économie française à l’échelle mondiale, et un pays incapable de retenir ses talents serait un pays en déclin. Mais au-delà des clichés, quel sens donner à cette crainte ? Témoigne-t-elle d’un risque réel pour un pays qui, faute de jeunes, compromettrait sa capacité à créer, à innover et à se renouveler ? Ou cette mobilité est-elle au contraire normale dans une économie mondialisée, et souhaitable pour le développement et l’émancipation de cette jeunesse ?

Rappelons d’abord qu’il n’y a là rien de vraiment nouveau. Dans les années soixante, le gouvernement britannique s’inquiétait du départ de ses ingénieurs vers les États-Unis, où salaires et perspectives de carrière étaient meilleurs. Naquit ainsi le terme de brain drain (fuite/exode des cerveaux), qui allait connaître un -succès planétaire. Les pays du tiers-monde exprimèrent rapidement des craintes similaires : leurs meilleurs jeunes migrent vers les pays occidentaux et le départ de ces médecins, infirmiers ou enseignants joue en défaveur de l’éducation ou de la santé des populations du Sud. Il y aurait plus de médecins éthiopiens dans la seule ville de Chicago que dans l’ensemble de l’Éthiopie ! L’injustice est difficile à ignorer : non seulement cette émigration handicape le développement des pays pauvres, mais elle aboutit aussi à ce que ces derniers financent le bien-être des pays riches.

Ces craintes se sont ensuite déployées dans d’autres directions. En Europe de l’Est, après l’élargissement de l’Union européenne, on s’est inquiété d’un youth drain, d’un exode de la jeunesse partie à l’Ouest en laissant derrière elle des pays vieillissants et inadaptés à la démocratie de marché. Aux Philippines, où de nombreuses mères laissent leurs enfants au pays et partent s’occuper des enfants des autres aux quatre coins de la planète, on redoute les conséquences psychologiques de ce care drain. Il y a, derrière ces préoccupations, l’idée d’une perte, d’un pays qui se viderait de ses ressources, qui s’appau-vrirait à mesure que ses forces vives le quittent. Il y a également l’idée d’une concurrence entre les nations, et d’un jeu à sommes nulles : si « nos » jeunes nous abandonnent, c’est parce que d’autres pays ne demandent qu’à voler ce qui nous était dû. 

Cette vision des choses reste cependant confinée à l’échelle de l’État. La mobilité des jeunes apparaît sous un jour différent si on se place, par exemple, à l’échelle de la planète. Dans une économie-monde, la mobilité du travail et des compétences est dans l’ordre des choses et l’enjeu est moins de retenir les jeunes que d’attirer ceux dont on a besoin : si la France est très attractive pour les étudiants étrangers, elle n’est pas nécessairement aussi accueillante quand il s’agit de leur permettre de travailler. Dans une perspective cosmopolite, il n’y a pas à préférer « sa » jeunesse à celle des autres, de même que les jeunes n’ont pas à privilégier « leur » pays au détriment des autres. La mobilité n’est pas seulement normale, elle peut également être bénéfique : -l’Inde s’est longtemps inquiétée de l’exode de ses meilleurs ingénieurs vers les États-Unis avant de réaliser que ce sont ces derniers qui ont été à l’origine de l’essor du secteur des nouvelles technologies dans des villes comme Bangalore. Cette success-story n’est pas forcément reproductible ailleurs, mais n’en illustre pas moins les dynamiques de production de richesse dans une économie mondialisée. 

À l’échelle des individus, il n’y a nul besoin de rappeler que « les voyages forment la jeunesse ». Ce qui a peut-être changé concerne l’imaginaire à l’œuvre : là où on quittait sa province pour la capitale, on part désormais à l’étranger. C’est le cas des jeunes « aventuriers » africains, pour lesquels partir vers l’Europe est un rite de passage en vue d’acquérir un statut dans leur société d’origine. En Europe, cette mobilité constitue d’ailleurs un objectif politique : il n’est ainsi guère cohérent de financer le programme Erasmus et de se lamenter ensuite de la propension des jeunes à aller voir ailleurs. En Afrique comme ailleurs, la mobilité des jeunes n’est donc pas seulement le reflet d’une misère qui contraint à partir ; c’est aussi la manifestation d’une aspiration au changement, et de l’énergie déployée à le réaliser. 

Dans un monde de flux, l’État reste cependant le cadre principal dans lequel réaliser une solidarité minimale entre individus. Il est donc normal que les gouvernements se préoccupent de leurs frontières et des mouvements qui peuvent affaiblir leur capacité à assurer le bien-être de leurs citoyens. Mais il est -illusoire et contre-productif de blâmer ceux qui partent. L’urgence serait au contraire de démocratiser la mobilité. Elle devrait bénéficier aux personnes et pas seulement aux capitaux, être offerte aux travailleurs non qualifiés et aux ressortissants des pays du Sud, et pas exclusivement aux Occidentaux et aux élites. C’est bien l’insuffisance de mobilité – géographique, mais aussi sociale et économique – qui pénalise le développement, des individus comme des pays. 

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