Dans le cadre de votre mission qui consiste à écouter et accompagner les parents de jeunes attirés par le djihad ou déjà partis en Syrie, vous suivez plus de 130 familles. Pouvez-vous dresser une typologie de ces familles et brosser le profil de leurs enfants ?
La première chose à bien comprendre, c’est que ces jeunes ne sont pas tous « attirés par le djihad ». La finesse des recruteurs consiste justement à leur faire miroiter d’autres missions : prendre en charge les enfants gazés par Bachar Al-Assad dans l’impunité internationale, sauver le monde de sociétés secrètes complotistes qui voudraient éliminer les peuples, etc. Certains partent vraiment et consciemment pour « combattre ». Mais une bonne moitié est persuadée de partir en mission humanitaire. La typologie est donc large. 

Avant, les terroristes embrigadaient plutôt ce qu’on appelle les jeunes « fragiles », « sans père ni repères » : échec scolaire, aucun espoir social, difficultés familiales, quartiers défavorisés, etc. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Les recruteurs ont tellement affiné leurs techniques d’endoctrinement qu’ils touchent des jeunes de tous les milieux sociaux, y compris des élèves doués du XVIe arrondissement de Paris. Sur les 130 situations que j’ai étudiées, nous avons 70 % de familles qui n’ont rien à voir avec la mémoire de l’immigration, 80 % de familles de référence athée et à peine 20 % de familles qui ont une conviction religieuse (catholique, protestante, juive ou musulmane). 

Clairement, les réseaux s’attaquent principalement aux jeunes qui cherchent un idéal mais ne connaissent pas l’islam. L’emprise est plus facile et plus rapide. Un tel jeune peut basculer en moins de trois mois… Les parents appartiennent majoritairement aux classes moyennes ou supérieures. Cela signifie que les classes populaires ne nous appellent pas ou nous appellent quand c’est trop tard : l’enfant est déjà parti. Sans doute est-ce une question de confiance envers les institutions. Ces familles craignent la répression ou la stigmatisation de leur enfant…

Le rôle des amis, des imams, d’Internet est-il réel ? Quelle est la part du fantasme, de la réalité ?
Cela fait dix ans que j’essaye d’expliquer avec d’autres chercheurs que l’islam radical ne passe pas par les mosquées. On a perdu beaucoup de temps avec ça. Pendant qu’on surveillait les imams, les terroristes perfectionnaient leurs vidéos d’endoctrinement avec la théorie du complot, les images subliminales des jeux vidéo, des images-chocs insoutenables d’enfants massacrés en Syrie, etc. Les imams sont comme les autres : ils ne savent pas différencier un jeune orthodoxe d’un jeune endoctriné.

Il faut comprendre que la plupart de nos jeunes adhèrent à l’idéologie totalitaire de l’islam radical sans jamais avoir mis les pieds dans une mosquée ou parlé avec un musulman en chair et en os. 90 % de l’endoctrinement passe par Internet, notamment les réseaux sociaux, puis le réseautage se met en place. Le plus souvent, les jeunes ne rencontrent physiquement quelqu’un qu’au dernier moment. Parfois, c’est le chauffeur de la Volvo qui les attend au coin de la rue pour les mener en Belgique, puis en Turquie, puis dans les groupuscules terroristes. Il y a même des filles qui épousent (virtuellement) un mari sans jamais l’avoir vu.

Peut-on parler d’un phénomène sectaire ? Et si oui, pourquoi ?
C’est très simple : religion vient de « relier » et d’« accueillir », secte vient de « suivre » et de « séparer ». Dès lors qu’un discours, fût-il religieux, mène à l’auto-exclusion et à l’exclusion des autres, on est de mon point de vue dans une dérive sectaire. Je regarde l’effet du discours sur l’individu, pas son contenu. Le CPDSI que je dirige ne rentre pas dans les interprétations religieuses. En revanche, il apprend à tout le monde à observer ce que j’appelle les « indicateurs de rupture » : le jeune ne veut plus voir ses anciens amis en prétendant qu’ils ne sont pas dans le vrai ; refuse soudainement de continuer ses cours de guitare en disant que c’est le diable ; ne veut plus faire de sport car la mixité relève de la déchéance du monde ; s’enferme sur son ordinateur en disant que c’est la fin du monde ; ou bien arrête l’école en prétendant que c’est un projet des croisés. Là, on n’est pas dans un processus de « conversion à l’islam » mais dans un système de rupture. C’est un indicateur d’alerte. Il ne faut pas appliquer une grille de lecture de « droit de l’homme à la liberté de conscience »… Il faut réaliser qu’un discours est en train de pirater sa conscience ! Que justement, les droits de l’enfant sont bafoués ! Il n’y a pas pire islamophobie que de trouver normal qu’un jeune arrête le sport ou l’école au nom de l’islam…

Avez-vous eu l’occasion de rencontrer des jeunes rentrés de cette aventure ? Si oui, quel bilan peut-on en tirer ?
Attention, seuls les jeunes qui rentrent éveillent l’intérêt du grand public. Or très peu rentrent, beaucoup meurent. D’autres sont séquestrés, surtout les filles qui se désendoctrinent rapidement en constatant que non seulement il n’y a pas d’action humanitaire, mais que les terroristes exterminent tous ceux qui ne leur prêtent pas allégeance. À commencer par les musulmans syriens que soi-disant ils partaient aider…

C’est mon quotidien d’écouter et d’assister ces familles et leurs enfants, et c’est pour cela que j’en ai fait un récit romancé ! Mon livre évoque ces destins brisés depuis mai dernier, et ce mystère qu’essayent de résoudre les « mères orphelines » : comment leurs enfants, intelligents, doués de raison, sensibles, aimants, ont pu basculer et croire le discours d’inconnus rencontrés sur Internet ?  

Propos recueillis par LAURENT GREILSAMER

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