– « Pas en mon nom »… Comme s’il fallait prouver qu’on n’est pas un méchant musulman. Je ne sais pas, ça me gêne.

–  « Pas en mon nom », en général, ça vient trop tard.

– De Gaulle.

– Quoi, de Gaulle ?

– En général de Gaulle. C’est de Gaulle qui a dit « Pas en mon nom » à Pétain. Un homme seul peut se dresser contre un État qu’il juge illégitime. Mais pour que sa voix porte, il faut qu’il soit lui-même légitime. De Gaulle pouvait représenter la France, parce qu’il était général.

– Tu veux dire que pour se dresser contre un État, il ne suffit pas d’être humain, il faut être quelqu’un ?

– Il ne suffit pas d’être humain. Il faut être crédible. 

– Quand Papon a foutu des Arabes dans la Seine en octobre 61, combien de Français se sont levés pour dire « Pas en mon nom » ? De Gaulle, il était où ?

– Il était président. On ne peut pas être partout.

– En général, en Gaule, notre courage se manifeste quand la guerre est finie. Il y a des exceptions.

– Astérix ?

– Nous ne valons pas nos ancêtres, c’est certain. Vercingétorix a conduit une résistance héroïque aux Romains, alors que nous avons cédé instantanément aux nazis.

– C’est incomparable. Les Romains n’étaient pas des nazis. Ils ont civilisé la Gaule.

– Tu as lu La Guerre des Gaules ? D’un certain Jules César. Il y relate ses exploits. Dans la seule ville de Bourges, une pure merveille qu’il a rasée, il a exterminé quarante mille personnes, la totalité de la population, sans la trace d’un remords. Ton civilisateur a détruit la civilisation gauloise. Il a réussi. Il ne nous reste qu’Astérix.

– Comment tu sais tout ça ?

– J’ai lu César. Je l’ai même traduit. On me l’a donné en version latine pour apprendre les humanités, comme on dit… Il faudrait plutôt le traduire en justice pour crime contre l’humanité.

– Ça n’existait pas encore.

– Quoi ? Le crime ou l’humanité ? Tu sais comment est mort Vercingétorix ? Après avoir passé six ans enchaîné dans un cachot complètement noir, il a été exposé en spectacle aux Romains, puis égorgé. Égorgé… Simone Weil écrit en 1943 : « Si l’on admire l’Empire romain, pourquoi en vouloir à l’Allemagne qui essaie de le reconstituer, sur un territoire plus vaste, avec des méthodes presque identiques ? » Et pourquoi en vouloir aujourd’hui à l’État islamique de vouloir faire la même chose ?

– Au fait, je t’ai dit que je suis musulmane ?

– Non. C’est important ?

– Oui et non. À la question « Que représente Jérusalem pour toi ? », Saladin répondait : « Rien… et tout ! »

– J’aimerais qu’on m’explique la différence.

– Entre rien et tout ?

– Entre un bon musulman et un mauvais musulman. Faut expliquer aux gens, parce qu’ils savent pas faire la différence après.

– Tu te souviens du sketch des Inconnus sur les chasseurs ?

– Oui… Le mauvais chasseur c’est un gars, il a un fusil, il voit un truc qui bouge, il tire. Alors que le bon chasseur, c’est un gars, il a un fusil, il voit un truc qui bouge, bon, il tire, mais c’est un bon chasseur.

– Voilà. Les musulmans, c’est pareil.

– Vous avez des fusils, et vous tirez sur tout ce qui bouge ?

– C’est malin.

– OK. Alors maintenant que tu as fait ton coming out, tu vas dire toi aussi « Pas en mon nom » ?

– Quand Saladin a repris Jérusalem, il a épargné la population chrétienne, alors que les croisés « chrétiens » avaient massacré tout le monde. Il a refusé la mauvaise réciprocité. Ne pas répondre à la violence par la violence, c’est aussi chrétien, non ?

– Il s’est montré magnanime. Magna anima, c’est la grandeur d’âme. Je ne sais pas si c’est chrétien ou musulman. Peut-être ni l’un ni l’autre. Les religions servent trop souvent à masquer leur responsabilité aux individus. Saladin n’a pas décidé ce jour-là d’être musulman ou chrétien, mais d’être humain. Et d’être grand. Comme quand Socrate affirme : « Mieux vaut subir l’injustice que la commettre », et le prouve, en prenant seul la défense de généraux innocents condamnés par la foule, ou en refusant de participer à l’arrestation de Léon de Salamine ordonnée par la tyrannie des Trente. « Pas en mon nom », Socrate l’a dit deux fois. À chaque fois seul contre tous, et au péril de sa vie.

– Justement. Ce que j’aime dans cette campagne, c’est qu’au lieu des « musulmans » en général, on a des individus qui prennent une position à la fois personnelle et universelle. Des personnes. J’ai toujours préféré ça à une foule.

– Le salut de l’âme collective est individuel. Simone Weil, toujours : « On parle de châtier Hitler. Mais on ne peut pas le châtier. Il désirait une seule chose et il l’a : c’est d’être dans l’histoire. Le seul châtiment capable de punir Hitler et de détourner de son exemple les petits garçons assoiffés de grandeur des siècles à venir, c’est une transformation si totale du sens de la grandeur qu’il en soit exclu. Et pour contribuer à cette transformation, il faut l’avoir accomplie en soi-même. Chacun peut en cet instant même commencer le châtiment d’Hitler dans l’intérieur de sa propre âme, en modifiant la distribution du sentiment de la grandeur. »

– Et en disant à ceux qui ne cherchent que la grandeur historique : « Pas en mon nom. » 

@opourriol

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