En ramenant la Crimée dans le giron de la Russie, quel dessein Poutine poursuit-il ?

Poutine estime que la nation russe est « la plus dispersée du monde ». Son défi est de construire un État national russe, de conception ethnique. Le nationalisme grand-russien contemporain est un projet géopolitique de rassemblement des populations russes, russophones et assimilées dans une Fédération de Russie aux frontières unilatéralement étendues. Avec ses 17 millions de km2, ses neuf fuseaux horaires (Medvedev en a supprimé deux en 2009), cette entité constitue un territoire immense, difficilement gouvernable, aux frontières considérées comme non définitives. 

La ligne actuelle des dirigeants russes est de ne renoncer ni à l’Empire ni au projet grand-russien. Ne plus contrôler l’Ukraine serait pour Moscou devenir un État-nation « normal ». Comme le pense l’Américain Zbigniew Brzezinski, ancien conseiller national à la Sécurité, le jour où la Russie acceptera l’indépendance définitive de l’Ukraine, elle ne sera plus un empire. Poutine a deux fers au feu : le nationalisme grand-russien concernant l’Ukraine. Et l’exercice d’une influence à travers l’Union eurasiatique. Par le jeu des frontières (annexions, sécessions), le Kremlin exerce des pressions sur les États tentés par l’intégration européenne (Moldavie, Géorgie) ou même par une simple association (Ukraine, Arménie). 

« Les frontières de l’Ukraine ont été remaniées à trois reprises en moins d’un siècle »

J’ajoute que les frontières de l’Ukraine ont été remaniées à trois reprises en moins d’un siècle : les régions minières du Donbass, sous contrôle des bolcheviks, ont été greffées à l’Ukraine en 1922 par Staline pour contrebalancer le pouvoir des paysans rétifs à la collectivisation. La reconstruction d’après-guerre des chantiers du Don a été réalisée par des prisonniers condamnés au travail forcé, ramenés des camps du Goulag. Leurs descendants sont donc des russophones. Enfin la Crimée avait été offerte à l’Ukraine en 1954 par Khrouchtchev. 

Pour justifier son action en Crimée, Poutine a précisément entretenu une certaine confusion entre Russes et russophones.

La langue russe distingue entre « rousski », Russes au sens ethnique et ayant le russe comme langue maternelle, et « rossiiskii », citoyens de la Fédération de Russie (qui comporte 20 % de non-Russes au sens ethnique). Un flou est entretenu entre Russes ethniques et russophones (qui ne sont pas tous citoyens russes, comme les Kazakhs), entre concitoyens et compatriotes. Selon une loi votée sous Eltsine, leur protection peut justifier une intervention armée si Moscou juge qu’ils sont menacés. 

Fondé sur une conception ethnique de la nation, le projet de nationalisme grand-russien, dont l’annexion de la Crimée est une étape, vise à rassembler les terres « russes », selon la politique des nationalités du XIXe siècle. C’est comme si les Helvètes francophones étaient, vus de Paris, des ressortissants français. Moscou entend donc exercer un droit de regard sur les États de l’étranger proche où résident des « Russes » : la Biélorussie, le Caucase, voire le Kazakhstan. Une chose est certaine : les Russes ne lâcheront jamais leur pression sur l’Ukraine.

Quel genre de pression ?

Laisser croire que c’est un État failli, que ses ressortissants sont corrompus. Pour y parvenir, ils façonnent l’opinion des habitants de la Fédération de Russie et celle des journalistes occidentaux. Ils utilisent la télévison Russia Today, la radio La Voix de la Russie qui émet en 38 langues, ou encore Ria Novosti, l’agence russe d’information qui publie en 9 langues. C’est ce qu’on appelait autrefois la propagande. Les structures ne changent pas. Elles sont repeintes aux couleurs de CNN ou de la BBC. Entre­tenir une mauvaise image, faire du ­nation branding à l’envers, c’est redoutable. Ce ne sont pas les Ukrainiens qui parlent de l’Ukraine.

En quoi la crise ukrainienne est-elle la poursuite de la Deuxième Guerre mondiale ?

Par le narratif. À Moscou, l’annexion de la Crimée est présentée comme une nouvelle victoire contre le fascisme. Sous-entendu : les gens de Kiev sont des fascistes. Quand on traite de fasciste un Russe en 2014, cela évoque la grande victoire patriotique de Moscou contre les nazis. La fierté russe, ce n’est pas le bolchevisme, ni Staline, ni l’URSS. C’est cette victoire, l’unité d’un peuple, ses vingt millions de morts. Cette représentation historique est mobilisatrice et efficace. Elle est d’une grande actualité en Ukraine qui fut un champ de bataille. Cette région était divisée, comme le furent les pays annexés par l’URSS dans le cadre du pacte germano-soviétique (1939). 

« Entre le droit international et les droits historiques, c’est le rapport de force qui tranche »

On oublie en France que les familles se sont déchirées entre les partisans de l’Armée rouge et tous les peuples minoritaires maltraités par Moscou, qui avaient fait alliance avec l’Allemagne en échange d’une promesse d’indépendance, bien sûr non tenue. Le 9 mai prochain, des incidents pourraient éclater lors des commémorations de cette victoire. On y voit toujours d’un côté les anciens combattants et les babouchkas, de l’autre les nationalistes qui ont lutté avec les armes de la Wehrmacht – comme les légionnaires lettons. Pour eux, cette célébration garde un goût amer. Les ­Tatars de Crimée ont aussi collaboré avec les Allemands car c’était, à leurs yeux, l’occasion de se débarrasser de Staline. D’où les déportations après-guerre.

Quel rôle joue l’Église orthodoxe dans la nouvelle donne en cours ?

Le patriarcat de Moscou exerce une juridiction qui coïncide avec l’ancien empire russo-soviétique. Il veille à contenir les volontés d’émancipation et de créations d’Églises nationales. En Ukraine, le métropolite Vladimir, connu pour sa sympathie européenne, a été écarté en février par le Saint-Synode au profit du métropolite Agathange d’Odessa. Ce dernier refuse d’accorder à l’Église d’Ukraine une trop forte autonomie à l’égard du patriarche de Moscou, Cyrille Ier

Poutine était-il en droit de modifier les frontières et de s’arroger la Crimée ?

Poutine considère que les frontières de la Fédération sont flexibles. Au moment de la dissolution de l’URSS, en 1991, décidée dans une datcha de la forêt près de Minsk, le président russe Boris Eltsine et son homologue ukrainien se sont affrontés sur le sort de l’Ukraine, de la Crimée et de Sébastopol. L’Ukraine avait alors une carte en main pour négocier son intégrité territoriale : les 600 têtes nucléaires installées sur son sol, même si le bouton était à Moscou. L’intégrité territoriale fut confirmée en 1994 puis en 2007. À ce droit s’est opposée l’affirmation du droit historique. La Crimée, peuplée de Tatars depuis le XIIIe siècle, est devenue une terre russe à la fin du XVIIIe siècle. 

La question est de savoir quelle tranche de l’histoire sert de référence. Entre le droit international et les droits historiques, c’est le rapport de force qui tranche. Poutine prétend que l’autodissolution de l’URSS en 1991 n’a pas été conduite dans les formes légales. Il campe sur une ligne de révisionnisme juridique. 

Quels arguments précis fait valoir Poutine ?

La diplomatie russe a paré l’intervention en Crimée d’un argumentaire légaliste, décliné en trois volets : invitation à intervenir, protection à la suite de menaces contre les résidents russes de Crimée, invocation du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Aucun de ces schémas n’était recevable. L’intention géopolitique de Moscou est bien d’exercer une pression sur le pouvoir ukrainien, selon la méthode du « conflit gelé », qui sert à maintenir une pression sur les « marches ». Une méthode éprouvée en Moldavie et dans le Caucase. Dans le meilleur des cas, Poutine veut obtenir des Occidentaux un engagement écrit sur la neutralité stratégique de l’Ukraine. Il veut aussi obtenir de Kiev une fédéralisation poussée en faveur de l’Est russophone. 

C’est extraordinaire de penser fixer de l’extérieur la structure d’un État. On l’a fait avec l’Allemagne en 1945. Poutine reprend cette idée car il a une culture allemande. Sa logique est celle de l’unification dont il a été témoin quand il était en poste pour le KGB à Dresde. Il a observé cette dynamique d’unification des composants d’un même peuple dans un projet national qui aboutit. L’opération a été facile en Crimée. Si cela doit arriver en Ukraine, ce sera dans la violence. À ce stade, je crois qu’on peut concéder aux Russes la neutralisation stratégique de l’Ukraine, sur le modèle de l’Autriche en 1955. 

Poutine garde-t-il des marges de manœuvre ? 

On a besoin des Russes en Syrie et en Iran. Ils ont besoin de nous pour combattre le fléau de la drogue afghane en Sibérie. La Russie est dans l’économie de marché. En trois mois, 70 milliards de dollars sont sortis du pays, en plus des 63 milliards de dollars en 2013. Le rouble a baissé. Le patron de la Sberbank a annoncé qu’à 100 milliards, la Russie entrerait en récession. Les réalités sont là. Les dirigeants russes sont pragmatiques. Aujourd’hui, à la différence de 1956 ou 1968, ils mesurent mieux le poids des contraintes : ils sont insérés dans une économie globale. Les investisseurs n’aiment pas l’imprévisibilité. La Russie tient à sa réputation. Les fonds d’investissements américains, qui ont parié sur les grandes compagnies énergétiques russes, vont réviser leurs plans d’investissements si les agences de notation dégradent la note de Moscou. Or, c’est ce qui va arriver. 

Propos recueillis par Éric Fottorino

Dessin Jochen Gerner

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