– C’est curieux, murmura -Méndez, nous sommes toujours dans la partie droite de la ville.
– Si nous étions allés Ronda de San Pablo, nous serions dans la partie gauche.
– C’est vrai, mais je ne crois pas que nous y trouverions quelque chose. Cette histoire de droite et de gauche de Barcelone est une pure coïncidence, un hasard, une obsession de fonctionnaire du cadastre, déclara -Méndez. C’est vrai qu’en regardant le plan de la ville, on s’aperçoit que cet enfoiré de Martin avait tous ses refuges possibles du côté gauche, dans la partie ouest, quoi, et pourtant il ne s’est encore manifesté que du côté droit, c’est-à-dire à l’est. Mais chaque chose a sa logique : nous avons vu qu’ici aussi, il y avait des gens qui pouvaient l’aider. De toute façon, je déteste qu’on me parle des plans de la ville, Gallardo, il faut laisser ça aux maires de la démocratie, qui ont appris les règles de la spéculation en lisant les Œuvres complètes de leurs prédécesseurs franquistes. Pour moi, Barcelone se termine aux anciennes murailles, et si ça dépendait de moi on les reconstruirait, ces murailles. Ça permettrait d’interdire l’entrée aux voitures, aux policiers municipaux et aux inspecteurs du fisc. Grâce aux nouvelles murailles, avec pont-levis et tout le tintouin, on pourrait sélectionner une population intra-muros entièrement dévouée au bien public, je veux dire composée de patrons de bistrot, de putes, de distillateurs, d’allumeurs de réverbères, de poètes en stade terminal et de compagnies d’art dramatique qui passeraient leur temps à demander des subventions du haut des remparts. Parce que cette ville où nous marchons en ce moment, avec tous ses feux rouges et ses parkings, elle me fait horreur, elle me donne le vertige. Enfin, bon, voici la calle Mallorca.
- Méndez, ayant martelé cette profession de foi, dut promptement revenir à la sordide réalité. Il avait les pieds en compote, il tombait de sommeil, il avait mal aux reins, et ses délicatissimes tissus gastriques réclamaient des aliments de régime : il avait un besoin urgent de sardines a la cazuela, de piments galiciens, de sanfainas éclatantes de couleurs dans une sauce faite maison, de croquettes de volailles protégées par l’Institut de préservation de la nature, de salades russes préparées avec amour et longuement sédimentées, c’est-à-dire antérieures à la perestroïka. Voilà, dûment arrosé de bons crus – Priorato, Cariñena, Gandesa, Rioja d’abbaye – et de marcs distillés goutte à goutte par une matrone de Galice, ce qui aurait encore pu sauver la vie de Méndez, ou du moins ce qui en restait. Mais, à sa grande désolation, autour de lui la ville était timide, en pleine crise de valeurs, ses habitants allaient bouffer dans des cafétérias sans autre qualité gastronomique que d’avoir gagné un prix de design. Les gens qui sortaient des parkings se nourrissaient de lait écrémé, autant dire purement spirituel, de pain plastifié, d’eaux aux étiquettes patriotiques, de jambons sirupeux tirés d’une cuisse de religieuse. Certains même, aux traits jaunâtres et anxieux, semblaient se sustenter exclusivement de coupons escomptables du Banco de Santander.

Extrait d’Histoire de Dieu à un coin de rue, traduit de l’espagnol par Jean-Baptiste Grasset
© Éditions Gallimard, 1993, pour la traduction française

 

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