[…]

Voilà ta vie, Pirée, voilà mon bien.

Voilà tes filles tapineuses, décorées comme des orgues de barbarie,
prenant les passes comme on communie,
dans les bordels de Filolàou, qui puent la moisissure,
nues sur le dos, comme des cuvettes sèches
attendant l’eau de pluie dans le lit obscur,
les visiteurs toujours troubles, solitaires,
des hommes immenses comme les anciennes maisons,
des chagrins qui émergent à marée basse.

Voilà tes filous, Pirée,
qui refilent des montres à bas prix dans les rues
Les camés qui sans rémission descendent
les loukoums à la régalade
Voilà les chauffeurs, pas rasés, buvant leur salep
souillé de jurons, croix et saintes vierges
Les marins chômeurs dans les gargotes
Les travailleurs pakistanais
drapés dans leur solitude sur les bancs
voilà les mères de l’équipage du bateau naufragé
devant les bureaux de la compagnie, fermés.

Voilà ta vie, Pirée, voilà mon bien.

L’ange est mort dans le drap
quand ses cheveux de soie ont marqué le monde
un peu au-delà du front
un peu au-dessus des lèvres, à la porte de l’hosto.

Laissez-moi donc le voir. Le Christ enfant.

Sa chemise pleine de sang, de poussière de ciment
et le patron dans le couloir, dénouant sa cravate.
Laissez-moi donc le voir. Le Christ enfant.

Le Christ, ils l’ont bouffé, sans que jamais il sache
ce qu’il a donné dès sa jeunesse à notre monde.

Soir profond. Tu entres au Pirée
apportant caisses de poissons et farine.

Seul.

Et la ville qui te suit de loin, fidèle.
Comme la poésie, fidèle, aux derniers instants de ta vie.

 

Extrait du recueil Ne recouvre pas la rivière
Traduit du grec par Michel Volkovitch
© Nefeli Publishing © Desmos, 2000, pour la traduction française

Poème proposé par LOUIS CHEVAILLIER

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