« Quand je me fus installé au ministère des Affaires étrangères et qu’on m’eut mis sous les yeux l’état des affaires, je fus effrayé du nombre et de la grandeur des difficultés que j’apercevais. » Ce constat n’est pas le fait du nouveau titulaire du Quai d’Orsay ; il est dû à l’un de ses lointains et illustres prédécesseurs, Alexis de Tocqueville, en juin 1849, au premier jour de sa prise de fonction. 

Comment, en effet, ne pas céder d’abord à l’effroi devant une conjoncture internationale très critique ? Près des deux tiers des tensions graves, activités terroristes et guerres ouvertes qui affectent aujourd’hui le monde se trouvent dans un rayon de trois à six heures de Paris, comme le révèle une simple carte des courbes isochrones – ces lignes reliant les points situés à une même distance aérienne du centre. Cette situation stratégique est unique et nulle autre région ne la connaît.

Cette proximité est doublement aggravée, par le recours exclusif à la violence armée – voir la Syrie où Bachar Al-Assad a gagné sa guerre, avec l’appui russe et iranien – et par les connexions qui se sont nouées entre ces foyers.

 

Un arc de crises du Sahel à l’Afghanistan

Lorsqu’en 2013 les militaires français délogèrent les groupes djihadistes des monts de l’Adrar des Ifoghas dans le nord du Mali, ils mirent la main sur des traces de versements de fonds aux djihadistes de Somalie. Daech, de son côté, quitte l’Irak pour tenter d’investir le Pakistan et l’Afghanistan et menace la Chine et l’Asie centrale. D’ailleurs, son champ d’influence médiatique est global.

Cette géographie favorise le débordement et la mobilisation sur le sol européen même, où la menace terroriste est récurrente. Une quinzaine de projets d’attentats ont été déjoués en France depuis dix-huit mois. Les réfugiés syriens ont afflué vers l’Allemagne. On mesure tous les jours, en Italie, les effets de la destruction du régime libyen sur les pays du Sahel. Des convois d’une centaine de camions partent chaque semaine d’Agadès, marché du nord du Niger, avec des cigarettes biélorusses, de la cocaïne colombienne entrée par la Guinée-Bissau, et des migrants exploités comme des esclaves. L’État nigérien, déjà faible, est réduit à l’impuissance : il se trouve dans l’incapacité d’agir contre les clans organisateurs de ces trafics, qui savent à la fois acheter des complicités et menacer les responsables de l’ordre public. Les États sahéliens ont perdu le monopole de la violence légitime : c’est cela qui signe leur faillite. On en vient à s’interroger, à Rome et à Berlin, sur la possibilité de surveiller directement la frontière entre la Libye et le Niger afin de bloquer les flux dès le départ. 

On devra, à Paris, dresser rapidement un bilan critique de l’intervention en Libye et de l’impasse politique en Syrie. Une action militaire efficace ne peut suffire à mettre un terme à ces guerres civiles internationalisées si elle ne s’accompagne de scénarios d’arrêt des violences et de reconstruction politique associant les acteurs qui comptent (Iran, Russie en Orient ; Égypte, pays du Golfe et Algérie en Libye). Enfin, en ce qui concerne le conflit israélo-palestinien, sans cesse sur le métier (diplomatique), il convient de remettre l’ouvrage de la solution à deux États, d’autant que de nouvelles étapes d’annexion de la Cisjordanie se profilent.

Surtout, il faudra aller au-delà de l’approche sécuritaire car cet « arc de crises », qui s’étend du Sahel à l’Afghanistan, coïncide avec des pays musulmans, arabes ou non, travaillés par de fortes tensions : alors qu’elles se débattent face aux chocs culturels et politiques de la modernité et de la mondialisation, ces sociétés se voient proposer des formules de retour à un islam originel fantasmé, doublé d’une opposition frontale à l’Occident. Pour la France, le Maghreb et le Machrek doivent redevenir des priorités de sa politique extérieure, diplomatique, économique, culturelle. Et il faudra prendre soin d’y associer les sociétés civiles. À quand un Erasmus méditerranéen ?

 

Tensions et crises à l’est du continent européen

Quant aux défis affectant l’est du continent européen, également inclus dans les isochrones mentionnés (Paris-Moscou c’est 3 heures 40 de vol et Paris-Kiev, 3 heures 15), ils méritent d’être traités en eux-mêmes et en fonction de la situation indiquée plus haut. L’Union européenne est frontalière d’un État en phase de réaffirmation néo-nationale. Si l’on avait su, à Bruxelles et à Varsovie, dissocier le rapprochement avec Kiev (un accord d’association) de celui avec Washington (une intégration dans l’OTAN), on n’aurait pas offert ce casus belli au Kremlin. Le mal est fait, et il faudra vite redessiner, à Paris et à Berlin, une « politique russe » d’ensemble, combinant la coopération antiterroriste dans l’arc de crises, la fin des tensions en Ukraine et un règlement politique en Syrie. C’est assurément un nouvel exemple des difficultés que l’on aperçoit à Paris. 

Quant à la Turquie (Istanbul est à 3 heures 30 de vol de Paris), le cours néo-impérial pris par son dirigeant l’éloigne politiquement de l’Europe dont elle demeure malgré tout voisine. Là aussi, il faut bâtir une « politique turque ». Et dans les deux cas, l’action extérieure portée au niveau européen, avec l’Allemagne et l’Italie d’abord, sera plus efficace. 

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