Les politiques ont souvent la tentation d’utiliser l’histoire. Est-ce une bonne chose ou de la pure instrumentalisation ?

Disons que nous avons tous vu à l’œuvre une forme de désinvolture depuis la campagne de Nicolas Sarkozy en 2007. Le candidat considérait l’histoire comme un grand magasin de curiosités où l’on va chercher pour des raisons tactiques ce qui peut être intéressant. Un coup c’est Jeanne d’Arc, un coup c’est Jaurès. Je me demande si Emmanuel Macron est tout à fait exempt de cette tentation. Il a tout de même commencé sa campagne avec Jeanne d’Arc et la termine avec Jaurès…

Face à cette prise en otage du récit historique par les politiques, comment réagir?

L’usage consumériste de Sarkozy était si outrancier qu’il a suscité une réaction des historiens. Sans doute ont-ils eu raison de monter au créneau, mais on n’est pas obligé, à chaque fois qu’un chiffon rouge s’agite, de retomber dans le même panneau. Nous avons eu raison de ne pas pétitionner contre François Fillon lorsqu’il s’est engagé, avec provocation, à demander à trois académiciens de réécrire le récit national s’il accédait à l’Élysée.

C’était le dernier fil qui le retenait aux électeurs de Sarkozy. Et aussi un aveu candide : il n’y a plus aujourd’hui d’historiens pour écrire l’histoire qu’il désire ou qu’il feint de vouloir. Je crois qu’il ne faut pas surréagir devant ces provocations, mais plutôt calmer le jeu. 

Vous prenez la date de 2007, mais ne peut-on faire remonter à plus loin l’instrumentalisation de l’histoire ?

Nous sommes bien payés pour savoir qu’il y a un rapport étroit entre l’écriture de l’histoire et l’usage qu’on en fait. On serait de mauvaise foi en proclamant : nous n’avons rien à voir avec tout cela. La vraie rupture, c’est la professionnalisation de notre discipline à la fin des années 1800. L’histoire devient une matière enseignée. Le premier numéro de la Revue historique paraît en 1876. Son programme consiste à vouloir construire d’un même mouvement la vérité du fait et l’amour de la patrie. On ne peut donc pas dire aujourd’hui : nous sommes des scientifiques et nous n’avons rien à voir avec l’instrumentalisation patriotique du savoir. Ce n’est pas une histoire honteuse ! 

Dans les années 1920, les choses ont déjà évolué. Je pense à l’instruction aux professeurs de 1926 : le texte indique que s’il y a une contradiction entre l’histoire et l’amour de la patrie, c’est l’amour intransigeant de la vérité qui l’emporte. L’amour de la vérité jusqu’à l’intransigeance. 

L’élection présidentielle du 7 mai sera-t-elle une date pour les historiens ?

Je suis absolument persuadé que l’élection d’Emmanuel, qui nous prend par surprise, est une date de l’histoire mondiale de la France. Le monde a jeté sur elle un œil attentif. Inquiet. Mais inquiet de quoi ? De quelque chose de très abstrait et de très ancien que l’on peut appeler l’histoire. Au fond, le monde craignait de voir blessé par l’élection de Marine Le Pen quelque chose qui est plus que la France : la machine à fantasmes ou la patrie de l’universel. C’est cela que ça touche.

L’histoire est en permanence une leçon d’humilité et de citoyenneté. D’humilité parce que les historiens ont vocation à poser un diagnostic sur l’aujourd’hui, ils cherchent dans le passé des ressources d’intelligibilité pour le présent, qui seul les intéresse. Et en même temps, ils sont bien obligés de constater que, ce faisant, ils ne gagnent aucun privilège de lucidité. Sauf quelques exemples héroïques comme Marc Bloch. Mais la plupart du temps, ça ne sert à rien d’être historien. Voilà pour l’humilité. 

L’historien a pourtant une utilité sociale.

Bien sûr. Il doit rappeler le passé pour lutter contre l’arrogance du présent, le rappeler à notre bon souvenir. Rappeler le passé, c’est le ramener à soi. C’est convoquer l’histoire, aller chercher parfois une histoire très ancienne comme dans ce livre que j’aime bien de Frédéric Boyer, Rappeler Roland, l’histoire de Roland à Roncevaux. 

Dans le geste que vous venez de faire, c’est presque exhumer.

Oui ! J’ai commencé par l’archéologie, à Rome. C’est concret. Il faut gratter la terre. Il nous semble naturel que le mouvement de la connaissance historique soit à rebours du temps, c’est-à-dire ramène le passé à partir de ces affleurements mémoriels les plus récents. C’est pour cela que Marc Bloch disait que l’anachronisme est constitutif de l’opération de l’histoire, parce qu’on parle bien d’aujourd’hui. Ramenant le passé, il faut le faire avec tact, sinon c’est la magnifique scène de Fellini-Roma : si on y va à la foreuse, le passé se détruit ; si on y va avec suffisamment de prévenance, on produit ce que Michel Foucault appelle des « effets de vérité ».

Ce qu’on ne peut plus entendre, ce sont les historiens qui vous expliquent que cela s’est toujours passé comme ça, que c’est inéluctable, que c’est écrit. L’histoire que j’aime est une histoire qui s’affaiblit. Qui ne cesse, au fond, de décourager des usages un peu trop véhéments d’elle-même. Je ne crois pas que l’histoire ait à instituer le social, je ne regrette pas le temps où l’historien montait en chaire pour désigner ce qu’était la nation, l’avenir, etc. Je n’ai aucune nostalgie de ce temps qui n’est plus. J’aime plutôt, en effet, les historiens lorsqu’ils en rabattent de cette ambition pour revenir à un discours critique, en s’adressant à des intelligences singulières pour défaire des continuités. Cela ne veut pas dire que tout est en miettes et que l’on ne peut rien dire.

Comment interprétez-vous le rapport à l’histoire d’Emmanuel Macron ?

Dans l’entre-deux-tours, on a eu l’impression qu’il avait redécouvert ses fiches pour Ricœur quand il l’assistait pour son livre La Mémoire, l’histoire, l’oubli. Sur ces questions, on ne peut l’accuser de n’avoir pas réfléchi en philosophe. Quelle est la situation d’aujourd’hui ? Marine Le Pen perd avec un peu moins de 11 millions de voix, et le Front républicain ne s’est pas constitué. Cela signifie une baisse tendancielle de la rentabilité, comme disent les marxistes, du rappel de l’histoire des années 1930. Cette référence marche de moins en moins et cela semble inéluctable. Macron le sait bien. Que s’est-il passé ? On a changé de régime de mémoire. Ce changement accompagne un changement de génération. La mienne a grandi à l’ombre de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. Pour lui, né en 1977, cette référence devient lointaine. La guerre d’Algérie, c’est plus près. S’il parle de crime contre l’humanité à propos de la colonisation, il y a une raison. Je ne suis pas si critique à l’égard de ses propos car il y a une réalité. Et lui qu’on accuse de faire toujours plaisir à tout le monde, il souligne le fait que, oui, la France a un problème avec son histoire coloniale. Le passé qui ne passe pas, il y a vingt ans c’était le syndrome de Vichy. Aujourd’hui c’est l’Algérie.

Est-ce une erreur de vouloir comparer notre époque à celle des années 1930 ?

Le rôle social des historiens consiste aussi à déjouer les comparaisons obligées. Je connais cette obsession de la comparaison avec les années 1930. Il y a d’autres comparaisons possibles. On ne peut se laisser sidérer par une comparaison unique. Dans notre livre Histoire mondiale de la France, une séquence intéressante concerne la fin du XIXe siècle, avec les attentats anarchistes, les lois scélérates. Une question se pose alors : confrontés à des problèmes de sécurité, jusqu’où sommes-nous prêts à sacrifier nos libertés publiques ? On voit alors une société politique se défaire de ses libertés d’un cœur léger, ce que dénonce Jaurès. 

Cette violence politique est liée à un moment où on ne sait plus nommer les choses. La période s’achève avec l’affaire Dreyfus, le rejet de l’autre sur fond de populisme, la percée du général Boulanger, la crise de la République, la dépression. Comment en est-on sorti ? Par la république sociale. À force de faire des années 1930 le passage obligé de la comparaison, avec la guerre pour issue, on a oublié que le politique s’est à nouveau emparé de la question sociale. C’est ce qu’il faudra faire pour sortir de la tenaille identitaire. 

Suggérez-vous une piste pour le nouveau président ?

Le rôle de l’historien n’est pas celui-là. C’est en revanche de rendre disponible des savoirs utiles pour le présent. J’observe qu’à la fin du XIXe siècle, une solution a été d’avancer vers un État social et de jeter les bases d’un État-providence, comme Bismarck en Allemagne. La république sociale incarnée par Jaurès, ce sont les premières lois sur les associations, sur les accidents du travail. Pierre Rosanvallon le dit clairement : notre problème d’offre politique, c’est qu’on n’a pas de grande cause à discuter comme l’était l’État-providence.

Votre réflexion conduit-elle à faire évoluer les contenus des manuels scolaires ?

Par profession, je suis éloigné de la question des contenus d’enseignement des manuels scolaires. Mais je ne peux m’en désintéresser. Mon regard porte sur les pratiques d’enseignement. Les idéologues pressés croient pouvoir juger en regardant les manuels. C’est une illusion. Les jeunes collègues d’aujourd’hui prennent les manuels comme une ressource, une banque d’images. On est dans une société attachée à la liberté d’enseigner, d’entreprendre. L’histoire est un art de l’émancipation. La réduire aux manuels et aux programmes est un piège : les enseignants savent qu’on enseigne très bien dans le dos du pouvoir. On ferme la porte, quel que soit le programme, quel que soit le manuel.

Il faut parler aussi des conditions pratiques d’exercice de ce métier. Ce n’est pas seulement le contenu de l’enseignement qui compte, mais l’endroit dans lequel on enseigne. Quand on montre des photos de salles de classe délabrées à Marseille, c’est explicite. Si on ne réussit pas à gagner la bataille de l’égalité, s’il est évident que l’égalité des chances n’est pas respectée dans les banlieues, cela fait récit. Les équipements scolaires, c’est un récit d’espace. Il est là, le récit national. Il faut sortir des livres par moments.  

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO et LAURENT GREILSAMER

 

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