Comment analysez-vous la nouvelle situation ?

Faute d’avoir un diagnostic réaliste – c’est-à-dire profondément pessimiste – de la situation française, il sera impossible de transformer la société. Autrement dit, la seule solution pour le président Macron, c’est de devenir churchillien, de promettre sang, sueur et larmes. Je ne suis pas sûr que les électeurs français, surtout les seniors, soient très mûrs pour aller dans cette direction. Ceux qui avaient vingt ans en 1968 ont bien tiré leur épingle du jeu. Au bout du compte, il n’y a pas parmi eux de vrais perdants dans la société telle qu’elle évolue depuis cinquante ans. Le point important, c’est que nous avons assisté à une grande loterie électorale dont le gagnant a été Emmanuel Macron. Les élections législatives permettront de voir à quel point cette victoire est fragile ou solide. Nous assistons avant tout à une recomposition sociale et politique dans laquelle le centre semble l’emporter. Il faut conserver à l’esprit les scores de Marine Le Pen et de Jean-Luc Mélenchon au premier tour : ils expriment une situation de tensions extrêmement fortes.

Quel est le grand chantier que devra mener en priorité Emmanuel Macron ?

À long terme, la priorité serait de reconstruire le pays ! Reconnaissons que les diagnostics posés pendant la campagne électorale ont paru légèrement évanescents. À moyen terme, il faut reconstituer un équilibre entre les générations. Notre État-providence est à bout de souffle. Les systèmes de retraite, de santé, de soins pour le quatrième âge, sont indexés sur un niveau de croissance économique qui est celui des années 1970 et du début des années 1980, lorsque cet ensemble a été conçu. En situation de panne sèche de la croissance économique, ce système n’est pas susceptible d’être légué à la génération suivante. Cela signifie qu’une partie de la population est en train de payer pour des droits sociaux dont elle ne bénéficiera pas. 

L’enjeu central, c’est celui de la succession des générations. Il faut faire en sorte qu’aucune ne soit radicalement sacrifiée. Le problème, c’est que nous devrions connaître une reprise économique comme d’autres pays de l’Union européenne. Il n’en est rien et les jeunes Français continuent de sombrer dans un chômage persistant.

Vous insistez souvent dans vos travaux sur la faiblesse des investissements.

Je pense en priorité à nos universités. Ce dont souffre la jeunesse aujourd’hui, c’est bien d’une extraordinaire faiblesse des investissements qui se voit dans la différence entre ce qu’on appelle une université en France et une université en Allemagne, au Danemark ou dans les pays d’Amérique du Nord. Les grandes différences, en dehors du fait que les toilettes y sont propres, c’est par exemple la richesse des bibliothèques. Prenez l’université allemande de Bielefeld, fondée à peu près à la même période que celle de Nanterre : l’ensemble est remarquable. En comparaison, Nanterre est très pauvre. Dans les universités de deuxième rang comme celle de Trêves, le campus vit après 18 heures dans une dynamique de travail continue. Comparez avec la désertification intégrale des universités françaises le soir…

C’est une vision très pessimiste.

Prenez Censier, à Paris : l’état de la façade de cette université se dégrade très régulièrement. Censier a profondément inspiré Michel Houellebecq pour l’écriture de Soumission. Eh bien, ce roman n’aurait pas été écrit de la même manière dans le contexte allemand, simplement parce que là-bas, dans l’université, il y a vraiment de l’argent. Un jeune professeur de 35 ans en France vit avec 2 500 euros net ; en Allemagne avec 4 500 net une fois payé l’impôt sur le revenu ! Cela change tout. Et l’Allemagne n’est pas en pointe. Ce n’est pas pour rien que les classes favorisées envoient leurs enfants dans des universités d’excellence à l’étranger : nous sommes face à un sauve-qui-peut des enfants des catégories moyennes supérieures qui ne parviennent pas à accéder aux grandes écoles. Chacun invente son propre substitut d’investissement pour ses enfants.

Le chômage de masse est une autre réalité. Que faut-il réparer pour que le choix Le Pen ne se repose pas dans cinq ans ? 

Le chômage est une réalité, mais une des spécialités des sciences sociales françaises consiste à nuancer en permanence les mesures des taux de chômage. Il n’y a pas de réelle prise de conscience de l’état réel de détérioration du marché du travail. Entre la France et l’Allemagne, on reste sur des écarts d’un à trois en matière de risque de chômage pour les jeunes. En France, la perspective de la jeunesse est bien celle du non-emploi ou du précariat non choisi. Les jeunes Français sont déprimés. Pendant ce temps, de jeunes retraités font le tour de l’Europe en mobil-home dans une forme de vacances permanentes… Les uns sont en situation de pénurie économique grave, les autres surfent sur la vague. Contraste étonnant vu de l’étranger. L’urgence à laquelle le nouveau président sera confronté, c’est d’investir dans la jeunesse. Malheureusement, il n’y a plus de cash disponible pour en finir avec le chômage de masse.

Quelles seraient les solutions ? 

Freiner les dépenses de consommation de l’État-providence, les dépenses de santé, de retraite. On consomme avant même d’avoir le revenu permettant de le faire. Il existe un déséquilibre intolérable depuis une trentaine d’années et les quelques modestes réformes entreprises ont soulevé dans la rue les seniors et leurs petits-enfants. La plupart du temps, l’UNEF et les lycéens manifestent non pas pour défendre leurs intérêts mais les retraites ! Le rééquilibrage des investissements est prioritaire. Il faudrait réorienter vers les jeunes et l’économie de la connaissance trente milliards d’euros par an, soit 10 % du montant annuel des retraites. Mais cette idée est au moins aussi utopique qu’il y a presque quarante ans, lorsque la gauche est arrivée au pouvoir. On peut difficilement y croire.

La situation politique ne vous paraît pas propice.

Nous sommes dans une perspective nouvelle qui tranche avec ce que nous avons connu depuis 1945. La polarisation droite-gauche est profondément déstabilisée. Ce qui apparaît, c’est la montée en puissance de l’axe centre-extrêmes à la place de l’axe gauche-droite, donc une activation forte des extrêmes à gauche et à droite qui ont tendance à se rejoindre. Le président se confrontera à beaucoup de résistances et de frustrations. Sans oublier qu’il ne pourra pas compter sur le fuel économique de la réforme. Cela ouvre sur un quinquennat particulièrement difficile. L’un des risques majeurs, à son terme, c’est l’émergence d’une chimère : un mélange pervers de lepénisme et de mélenchonisme qui risquerait, pour le coup, de devenir majoritaire à l’horizon de cinq ans.

Identifiez-vous d’autres urgences dans les cent premiers jours de ce quinquennat ?

Comme la France ne s’est pas faite en cent jours, j’ai du mal à croire qu’elle puisse se rebâtir en trois mois. La question des transports est centrale. On voit, quand on voyage un petit peu, à quel point Paris est une ville vétuste, profondément vieillie faute d’investissements. Les transports publics sont pathétiques. Les plans pour le Grand Paris sont extrêmement touchants sur un plan poétique, mais vous êtes frappés par l’absence de ligne de connexion directe entre le centre de Paris ou les aéroports et le plateau de Palaiseau où se trouveront les grands centres du savoir français à l’horizon des cinq prochaines années. On a trouvé une solution pour mettre l’intelligence à la campagne, comme le président Mao l’avait fait ! Palaiseau n’est qu’à sept minutes de TGV à partir de Paris, sauf que le TGV ne s’y arrête pas… La France survit à une situation de déclassement depuis vingt ou trente ans. On peut tenir encore cinq ans dans des conditions correctes. L’ennui, c’est que ce rêve français, un peu inquiet, est payé à crédit. 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO et LAURENT GREILSAMER

 

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