Ma première rencontre avec Emmanuel Macron, c’était à Bercy où il décorait mon vieil ami Gilles Kepel. J’avais été frappé par l’aisance attentive avec laquelle le jeune ministre, dans son discours d’éloge, avait à cœur de cerner le profil de l’éminent islamologue. André Gide divisait le monde entre les subtils et les crustacés. Paul Morand, quant à lui, voyait l’espèce humaine partagée entre les modestes et les présidents. Par combinaison, disons que l’on avait affaire avec Macron à un président subtil. J’avais déjà remarqué, dans le documentaire de Patrick Rotman sur la première année de François Hollande à l’Élysée, que ce jeune conseiller inconnu était le seul, sans irrévérence mais sans déférence excessive, à prendre la parole de façon tranchée dans les réunions de cabinet autour du président. Cela trahissait du caractère. Mais les griffes du chat pouvaient se rétracter dans la fourrure. Il ne restait alors que le coussinet. Macron, comme je l’éprouvai à Bercy, pouvait être agréablement flatteur, et s’acquérir ce faisant des sympathies utiles. C’est le propre des jeunes politiques qui vont aller vite : la ductilité et le tranchant. Rastignac a besoin de Vautrin, mais il connaît les points de faiblesse de son mentor. Les deux y trouvent les termes d’un pacte heureux. D’une manière ou d’une autre, Macron avait assimilé Balzac. C’est mieux que Dale Carnegie. 

Quand il se déclara « en marche », je le passai aussitôt à mon scanner sociologique. L’image était bonne. Depuis quarante ans, on a vu pas mal d’énarques entrer en politique, à droite comme à gauche. En général, ils suçaient la roue d’un aîné, d’un patron, d’un dabe, comme aurait dit Michel Audiard, et attendaient leur heure. Ils apprenaient à composer avec l’idéologie, les courants, les mots d’ordre du parti, quels qu’ils soient. Conséquence : ma génération, riche en mimes talentueux, a péché par excès de déférence et n’a pas renversé la table. On le vit bien lors des primaires, où des postulants figés dans la glu de partis empoissés n’arrivaient pas à abjurer la vieille grammaire. Césarisme autiste à droite, moralisme intéressé à gauche. Le Macron de l’automne 2016, pour sa part, déjouait les stéréotypes, sortait par le haut, faisait campagne à ses conditions. Il est rare de voir un elfe échapper à la gueule des alligators. 

Immanquablement, les requins commencèrent à tourner autour d’Emmanuel Macron, prêts à fondre sur lui au premier sang. On l’attaqua sur ses accointances avec la haute finance, sur son atlantisme, sur sa vie privée. Ces recettes étaient brevetées dès les années 1930. Mais le mode de corrosion le plus usité, faute de voir les calomnies prendre, fut la minoration sceptique : trop jeune, sans parti, fédérant des contraires, attirant des has been. La condescendance est souvent l’arme dépitée dont l’on use face aux irréprochables. Faute de trouver un défaut dans la cuirasse du capitaine, on la raye. Macron, c’était pourtant mieux que Lecanuet. L’attendu le plus martelé de l’acte d’accusation, mouliné par une presse grégaire, fut le suivant : Macron n’avait pas de programme. Autrement dit, il ne promettait ni de raser gratis ni de redresser le pays par des fustigations pénitentielles.

Macron distilla pourtant des propositions au fil de sa campagne. Mais il eut des mots, en passant, pour dire que le pacte finaliste, la vision programmatique de la politique méritaient d’être interrogés. Dans ses meetings, il cherchait l’appel plutôt que le chiffrage, conscient sans doute que l’approche purement comptable du destin national maintient les avions au sol. Cet inspecteur des finances se méfiait des calculatrices : ce sont celles des technocrates qui ont tué l’idéal européen dans des tours de verre bruxelloises. Ce déplacement, comme foucaldien, des perspectives et des enjeux eut le mérite d’interroger les consensus plombants qui ont assassiné l’imagination politique. On ne parvient pas aux fonctions suprêmes en repassant les épreuves de l’ENA. On y arrive parce que l’influx d’une conviction frappe au cortex des millions de citoyens qui, en glissant un bulletin dans l’urne, consacrent un destin. Au terme de la campagne, Macron partageait probablement avec Fillon la palme de celui qui a dit le moins de bêtises (Fillon n’en dit pas, il les fait). Une concession superflue toutefois à la gauche différentialiste : affirmer qu’il n’y a pas de culture française, mais des cultures en France. Je proposerais volontiers à l’élève de Ricœur cette reformulation : il y a une culture française, et elle ressemble à une éponge.

Alea jacta est. Chaque élection présidentielle prélude à une déception. Nous serons déçus. Mais c’est cette déception-là que beaucoup attendaient, et veulent bien tenter à leur place de contrer. Nous serons déçus, mais il est honorable aux yeux du monde que le combat français soit conduit par ce jeune guerrier. Il n’y aura pas de Trump, il n’y aura pas de Frexit, il y aura ce visage-là du chevau-léger qui a joué magnifiquement sa partie, et paraît avoir plus que des notions de ce qu’est la noblesse de vivre. Nous allons entrer dans une saison de grandes dislocations, d’abîmes personnels, d’effacements et d’avènements. Ce pays, dont l’on dit qu’il se désespère d’avoir tout essayé en politique, se redonne l’oxygène de l’élégance et du possible. Emmanuel Macron est le nouveau président de la République française. Nous n’aurons pas cassé l’Europe. 

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