Les mots de Marine Le Pen pour s’adresser aux électeurs ont-ils changé ? 

Elle a mis du temps à choisir ce qu’elle allait favoriser dans son programme. Allait-elle appuyer sur la pédale sociale ou sur la pédale identitaire, plus traditionnelle de la droite et de l’extrême droite ? C’est seulement avant le premier tour, quand sont apparues des incertitudes sur la dynamique de sa campagne, qu’elle a opéré un véritable virage vers le discours d’extrême droite classique. D’abord par sa réflexion sur le Vél d’Hiv et l’absence de responsabilité de la France dans cet événement. Ensuite, lors de son meeting du 17 avril à Paris, elle a axé son discours sur l’immigration, l’identité nationale – les antiennes du FN. Les militants ont ressorti le slogan « La France aux Français », comme au bon vieux temps du père.

Pourquoi ce retournement ?

Marine Le Pen s’est engagée dans la présidentielle comme dans une campagne de deuxième tour, en se présidentialisant, en rassurant, en élargissant son électorat au lieu de donner des gages à une base électorale qui lui est acquise. Ces dernières semaines, face à la montée de Mélenchon, elle a fait de nouveau de la mobilisation de terrain. Elle s’est alors remise dans la position d’une candidate de premier tour. Mais finalement, son discours n’évolue pas : on observe toujours ce va-et-vient entre la volonté de polir l’image du FN et celle de remettre une pièce dans la machine de la radicalité pour bien montrer sa différence. Elle ne peut se permettre d’offrir de l’eau tiède, ni de révulser ces électeurs, femmes et retraités, qu’elle tente de gagner.

Qu’est-ce qui plaît chez elle ?

Au regard de ses concurrents, Mélenchon excepté, elle est la seule à parler une langue assez simple de dénonciation des inégalités sociales. Quand, à Lyon, elle lance : « Moi, je suis contre la France du fric », c’est très fort comme expression. Mélenchon dit : « Je suis contre les puissances de l’argent », c’est suranné, c’est du Mitterrand. Marine Le Pen parle avec le vocabulaire concret de tous les jours, en exprimant le ressentiment de bien des gens qui comparent leur situation sociale à celle des autres. Soit ceux au-dessous d’eux, avec la rengaine « il y a des assistés, on donne toujours aux mêmes, ceux qui travaillent n’ont rien ». Soit ceux au-dessus d’eux, qui s’en mettent « plein les poches ». Dans le terreau de l’affaire Fillon, autour de l’argent et de l’enrichissement personnel, elle a joué sur cette fibre des petits contre les gros. Cela touche la France périphérique autant que les petits employés, les caissières, les infirmiers des hôpitaux publics animés d’un sentiment de colère et d’injustice. Elle tire profit d’émotions qui sont déjà là et constituent un ressort du populisme.

Retiendra-t-on une formule de Marine Le Pen ?

Jusqu’ici, non. L’affaire Fillon a trop phagocyté la campagne, les sondages aussi. Rien n’a retenu l’attention. Chaque candidat a fait campagne dans son couloir sans être repris par les autres. C’est par la polémique qu’un thème imprime. Il n’y en a pas vraiment eu. De plus, pendant longtemps, Marine Le Pen n’a pas attaqué ses adversaires. Elle voulait se situer au-dessus des autres candidats. Elle s’adressait directement aux Français pour tenter de convaincre un maximum d’électeurs sans tomber dans la politique politicienne. Elle s’est placée dans une posture gaullienne, privilégiant le rapport direct au peuple : celle du leader charismatique qui comprend les grands enjeux comme la survie de la nation.

On a dit très tôt que sa qualification au deuxième tour était acquise. Quel était alors son point faible ?

Elle est la seule personnalité politique qui est arrivée dans cette campagne avec un déficit d’image. Autant le FN est très haut depuis cinq ans dans les urnes, autant les enquêtes d’opinion montrent que Marine Le Pen est la personnalité la plus clivante, la moins estimée. Selon le tableau de bord politique Ifop-Fiducial de mai 2016, 69 % des Français consultés avaient une mauvaise opinion d’elle, dont 46 % une « très mauvaise opinion », un record absolu sur l’ensemble de la classe politique. Et selon une enquête de mai 2014 pour Le Parisien l’immense majorité des sondés la trouvaient « agressive » (71 %), « démagogique » (67 %) et « raciste » (60 %). Enfin, 56 % considéraient que le FN était un danger pour la démocratie selon le baromètre de confiance TNS Sofres de février 2016. Aucun autre parti n’atteint un tel niveau de rejet. Marine Le Pen bataille depuis toujours contre son nom de famille. Elle a pris les devants dès janvier 2016 avec le slogan « La France apaisée » pour essayer de corriger son image. Ce choix l’a placée dans une position souveraine. Elle est très forte pour ne pas s’engager dans des disputes qui peuvent lui nuire. Elle montre une grande capacité à se taire quand il le faut. De janvier à août 2016, elle a prononcé seulement quatre discours. Elle se mettait dans la position d’un président sortant qui n’a pas besoin de parler car il est assuré d’aller au deuxième tour...

Comment est née cette stratégie de souveraineté ?

Après les régionales de 2015 au bilan mitigé – excellent au premier tour, décevant au second. Elle avait mené une campagne très agressive d’extrême droite décomplexée, avec des appels à la vengeance. Ses amalgames entre immigration, musulmans et terroristes avaient mobilisé ses adversaires contre elle. En janvier 2016, elle a opté pour deux choix stratégiques : la diète médiatique, et le slogan « La France apaisée ». C’était une gageure car le discours du FN met en scène une société au bord de la guerre civile, un programme qui oppose des catégories de Français les unes aux autres. Il ne faut pas s’y tromper : la France apaisée veut dire en réalité une France pacifiée, remise en ordre par la force. Mais ça sonnait bien… On a lissé son image : sur son blog, elle se montrait avec des chats, des fleurs, des géraniums… Et le silence lui a permis de ne pas prêter le flanc à la critique. C’est seulement en janvier 2017 qu’elle a lancé sa campagne en reprenant ses thèmes traditionnels.

Sur un mode plus agressif ?

Non, plutôt très édulcoré dans la forme. Quand elle dit que la citoyenneté est un privilège, c’est très vague. Cela signifie-t-il demain des emplois réservés aux seuls citoyens ? Une école ou une justice à deux niveaux ? La sortie de l’euro n’est pas annoncée telle quelle, mais par une périphrase : « retrouver la souveraineté monétaire ». Elle adoucit la pilule.

Veut-elle apparaître comme la championne de l’ordre ou du social ?

On peut être social et xénophobe, utiliser la colère des classes défavorisées pour la pointer vers une cible précise, les étrangers. C’est le terreau traditionnel du FN. Depuis les années 1990, ce parti s’adresse aux classes populaires. Mais comme Jean-Marie Le Pen était interrogé sur tout ce qui choquait chez lui – l’immigration, la Shoah, Vichy –, on ne comprenait pas l’attrait des ouvriers pour lui, alors que dès cette époque ils votaient d’abord pour le FN, quand ils votaient. C’était déjà un discours peuple contre élites, petits contre gros, Français contre étrangers. Le FN est social et xénophobe. Il suffit à Marine Le Pen d’appuyer sur les mots clés à fibre sociale quand elle est dans un bassin minier, et sur les mots clés à tonalité xénophobe quand elle est dans le Sud de la France pour toucher son auditoire. Ce ne sont pas des discours incompatibles mais un dosage, une modulation de fréquence.

Quels auront été ses mots clés en 2017 ?

Il y a des permanences : l’immigration – personne n’en parle autant qu’elle. L’islamisme est toujours associé à l’immigration. L’un appelle l’autre, dans la même phrase ou dans la suivante. C’est la définition de l’amalgame. Marine Le Pen a aussi fait un grand retour sur l’identité, qu’elle décline : identité institutionnelle, civilisationnelle et sociale de la France. La nouveauté, c’est la mise en forme. Mais les mots clés sont les mêmes que ceux de son père. Elle surutilise aussi le mot peuple, comme dans son slogan « Au nom du peuple ». Sa vision est ethnique : le peuple dont elle parle est le peuple français. Ce n’est pas le cas de Mélenchon qui développe une dimension souveraine et sociale du peuple. Mais pour les citoyens, la différence n’est pas évidente, c’est le même vocabulaire. J’y vois une source de confusion problématique pour la clarté intellectuelle du débat.

Les propos de Marine Le Pen sur le Vél’ d’Hiv lui ont-ils coûté des voix ?

Elle s’est rattrapée en disant, comme de Gaulle et Mitterrand, que Vichy n’était pas la France. En fait, elle a voulu créer un événement médiatique. C’était une façon pour elle de faire du Jean-Marie Le Pen, un coup polémique destiné à braquer les projecteurs sur elle. Sa base est solide. Mais il existe une droite plus extrême que Marine Le Pen qui la critique sur son vocabulaire républicain, ou quand elle réfute toute vision raciale de la France. On n’a pas beaucoup parlé d’elle dans cette campagne. Avec cette parole, elle a cru pouvoir revenir au centre de l’attention. Les effets négatifs existent chez les indécis qui pensaient franchir le pas vers elle. Mais relativisons : la moitié des 15-24 ans ne savent pas ce qu’est le Vél’ d’Hiv, ni ne comprennent la référence à Vichy.

Va-t-elle devoir changer de discours face à Macron ?

Elle a un boulevard pour imposer sa thématique des « patriotes » contre les « mondialistes », des « antisystème » contre les « élites », des simples gens contre les banquiers. Mais Macron est peu rédhibitoire pour les électeurs de ses concurrents : il n’est pas très clivant et on peut penser que les reports de voix seront plutôt meilleurs que si François Fillon ou Jean-Luc Mélenchon s’était trouvé en face de la candidate du Front national. Du coup, Marine Le Pen va devoir briser ce consensus et noircir de toutes les tares possibles son adversaire – elle sera dans le negative campaigning, tout en polissant encore davantage son image.

La gageure pour elle est d’essayer de récupérer des voix et chez les électeurs de Jean-Luc Mélenchon et chez ceux de François Fillon : deux électorats aux préoccupations et aux valeurs antagonistes qui ont envie d’entendre des messages bien distincts.

Le résultat de Marine Le Pen est à la fois très important et un peu décevant pour elle qui espérait arriver en tête du premier tour. Comment expliquez-vous ce paradoxe au regard de sa fin de campagne ?

Marine Le Pen n’a jamais réussi à imposer ses thèmes, ni à se placer au centre du jeu : dicter l’agenda médiatique et définir les enjeux du débat est essentiel pour apparaître comme la plus crédible. Or la campagne a été dominée par les problématiques économiques, face auxquelles le Front national souffre d’un manque de crédibilité, ainsi que par la question de la moralisation de la vie politique, qui incite le Front national à faire profil bas dans la mesure où il se trouve poursuivi dans trois affaires judiciaires de fraude, dont une mise en examen en tant que personne morale. Du coup, son socle électoral n’a pas pu s’élargir. Si Marine Le Pen a changé de braquet en fin de campagne en jouant fortement sur l’amalgame entre l’immigration et l’islamisme, l’opération a été trop tardive pour porter entièrement ses fruits, en dépit même du contexte créé par l’attentat terroriste du 20 avril. 

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

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