Quelle est votre première réaction à la lecture des résultats de dimanche ?

Je voudrais relever un premier chiffre qui a été peu commenté : 80 % des Français ont suivi avec un vif intérêt la chronique de cette campagne extravagante, marquée par une succession d’événements inédits. Et, dans le même temps, ils ont ressenti une profonde déception. Si on cumule ceux qui disent avoir éprouvé du dégoût, de la colère et de la désillusion, vous arrivez à plus des deux tiers des Français. En somme, pendant la majeure partie de cette longue campagne électorale, une majorité de Français a exprimé son attrait pour la politique sans vouloir participer à l’élection. Ce n’est que durant les deux dernières semaines que l’on a observé une augmentation fulgurante de la participation. L’incertitude a créé de la participation. Quand les électeurs ont compris que le premier tour serait décisif et que toutes les configurations étaient possibles, ils s’en sont saisis.

Quel est votre second constat ?

Cette élection illustre bien l’état de notre démocratie, ce que j’appelle son état gazeux. Au début des années 1980, nous étions dans une démocratie à l’état solide structurée par deux camps, la gauche et la droite. Le comportement des électeurs était assez largement prévisible, avec une mobilité faible. Dans les années 2000, nous sommes passés à une démocratie à l’état liquide : le clivage gauche-daroite est concurrencé par d’autres clivages et un troisième pôle politique s’impose avec le Front national. La mobilité électorale grandit, aussi forte en fin de campagne qu’au début. Aujourd’hui, la nouveauté, c’est la démocratie à l’état gazeux : c’est-à-dire un état informe, instable, une France politique fragmentée en quatre pôles qu’on ne sait comment appareiller. On peut avancer avec certitude que plus de 60 % des électeurs auront changé soit d’intention de vote, soit d’intention de voter dans les cent derniers jours – c’est-à-dire depuis la fin du mois de janvier, quand l’offre électorale s’est stabilisée. 

Et les deux grands partis qui ont gouverné le pays depuis le début de la Ve République ont été battus.

Du côté de l’offre électorale, le clivage gauche-droite s’est effondré. Benoît Hamon et François Fillon, qui ont essayé de le réactiver, ont été éliminés. Et l’on assiste à la victoire de deux candidats, Emmanuel Macron et Marine Le Pen, dont le projet est de dépasser ce clivage.

Mais, et c’est le paradoxe, ce clivage a résisté chez les électeurs. Pourquoi ? Parce que, parmi les déterminants du vote, le plus explicatif demeure de très loin la manière dont les Français se positionnent sur un axe gauche-droite. L’autre élément, ce sont les transferts de votes. Il existe une très forte mobilité, mais entre qui et qui ? Les transferts se font pour l’essentiel à l’intérieur de camps constitués. Les électeurs qui vont de Marine Le Pen à Jean-Luc Mélenchon, ce n’est rien. L’essentiel se joue entre deux « triplettes » : d’un côté, Mélenchon, Hamon et Macron ; de l’autre côté, Macron, Fillon et Le Pen. Évidemment, la nouveauté, c’est l’émergence du candidat central.

Les Français sont-ils en train d’inventer un nouveau paysage politique ?

D’abord, cette élection est une démolition. Démolition d’une génération, ce que Mélenchon a appelé le « dégagisme ». Un phénomène sans précédent, marqué par le renoncement du président de la République à se représenter et les échecs successifs des favoris des primaires. Ensuite, les résultats du premier tour traduisent une division très importante. Sur les quatre pôles politiques, aucun n’est dominant. Cela fait très longtemps qu’aucun candidat n’obtient 25 % des voix au premier tour. 

Le second tour sera probablement de peu d’utilité pour la restructuration du paysage politique. Les deux candidats vont se livrer à une bataille pour qualifier le clivage structurant. Les mondialistes contre les patriotes pour Marine Le Pen, et les patriotes contre les nationalistes pour Emmanuel Macron. Plus classiquement, on voit déjà se dessiner un front républicain, ce que l’on a déjà vécu, peu ou prou, en 2002 lors du duel entre Jacques Chirac et Jean-Marie Le Pen. Par son ampleur, cette recomposition ne peut pas survivre au-delà du second tour.

Alors comment peut-on envisager l’après ? Les législatives seront-elles un moment de clarification ?

Il est d’autant plus difficile de répondre qu’à la différence de 2002, il y aura une campagne de second tour. Il existe une incertitude sur le résultat et il y aura notamment un débat télévisé qui scandera la fin de campagne. 

Le second tour n’est pas joué ?

Non, il n’est pas joué au sens où ce qu’ont montré les campagnes ces derniers mois à l’étranger, c’est que ce que l’on pensait impensable est advenu. Il faut donc être prudent avant de dire qu’une élection est jouée. Emmanuel Macron l’aborde en position de force parce que Marine Le Pen a fait un score décevant ; elle a notamment peiné à rassembler au-delà de son socle électoral. Elle continue d’être la personnalité politique la plus rejetée et le Front national est qualifié par les Français de parti d’extrême droite. La sortie de l’euro, qui est l’un des éléments phares de son programme, est rejetée par 85 % des Français en dehors du Front national. Elle aborde donc ce second tour en position de faiblesse. Mais il y a un second tour et, c’est acquis, elle ne fera pas le score de son père en 2002 : 17,79 % des suffrages exprimés.

Valéry Giscard d’Estaing souhaitait réunir deux Français sur trois. Les conditions sont-elles rassemblées pour qu’émerge une nouvelle force politique ?

La difficulté qui s’est révélée dans cette campagne extravagante, c’est que nous parlons d’un Français sur quatre. On en revient à la division. C’est la base de départ d’Emmanuel Macron : moins d’un Français sur quatre. Et, difficulté supplémentaire, cette campagne évanescente ne s’est structurée autour d’aucune thématique publique comme il y en a toujours dans une campagne. Peut-être la thématique centrale a-t-elle été la politique elle-même. Cela veut dire que Macron va disposer d’un mandat faible pour gouverner. Y compris sur les sujets qui demandent selon lui des réformes profondes : les systèmes de retraite, l’assurance chômage, la formation, le droit du travail. Il disposerait donc d’un socle étroit et d’un mandat limité. Il va devoir élargir et prolonger la dynamique incroyable qu’il a suscitée. 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINOet LAURENT GREILSAMER

 

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