Étranges jours d’avril : l’incertitude règne. Et le sentiment d’impuissance. On sent monter une angoisse tenace. L’air devient irrespirable, les injustices se creusent, la mauvaise foi se répand, l’eau manque, le racisme et la haine la remplacent, les mensonges s’appellent désormais fake news. Trump, Poutine, Erdogan : les guerres montrent leur museau comme chaque fois que le nationalisme resurgit. Nous avons peur. J’ai peur. L’avenir ressemble à un paysage noyé d’éclairs, vu à travers un pare-brise quand il pleut à torrent. 

Hamon, Macron, Mélenchon, Fillon : ces syllabes ressemblent à une formule magique qui ne marche pas. Un abracadabra dérisoire qui donne le tournis. C’est d’abord cela que révèle l’hésitation, le grand désir d’abstention, l’indécision de millions d’entre nous. Pourquoi ne pas réfléchir alors à ce qu’est ce sentiment anxiogène ? Faire un pas de côté. Ralentir, interroger les âmes indécises.

– Vois-tu, me dit mon amie F., mon esprit penche. Quand je décide de quelque chose, alors, instantanément, je vois, oui, je vois à quel point un autre choix serait préférable. Et si je me range à cette seconde option, la première revient en force. Acheter une nouvelle chemise peut devenir un chemin de croix.

Mon amie se reproche d’être trop lente, et trop imaginative, de trop penser à ce que disent les imbéciles : elle voudrait s’offrir la plus belle des chemises, réussir un repas, poser sur la table un bouquet de tulipes parfait, elle y songe, mais ne s’en prévaudra jamais. Si elle pouvait, elle choisirait d’être quelqu’un d’autre, oui, mais qui ? Son esprit penche.

– Je pense une chose et aussitôt je pense le contraire, dit-elle. Je me transporte du côté de mon adversaire. L’adversaire, c’est moi. Un exemple : si j’invite des gens à dîner – heureusement cela arrive rarement –, il faut décider du plat que je servirai. J’opte pour un gigot et aussitôt je sais que du poisson serait plus indiqué. Je bascule vers le cabillaud, le gigot me tente à nouveau, n’est-ce pas le printemps, la saison des navets ? Et voudront-ils de la salade ? C’est si embêtant à manger sans se ridiculiser.

– Dès que mon choix se porte sur un objet, je sens que je viens de m’égarer, murmure-t-elle, navrée. Et puis son esprit, Sisyphe inlassable, escalade à nouveau la montagne.

Le pire, dit-elle, ce sont les cadeaux. Un livre, mais lequel ? Un bibelot ? C’est idiot. Comment ne pas se tromper ? Pendant des heures, elle imagine le visage contrarié de la personne qui ouvre le paquet du cadeau raté.

– Cela me prend un temps fou. Ma vie s’écoule à ne pas décider.

– Et si tu t’en moquais, dis-je, au bord de l’agacement.

– Si je tente de surmonter mon dilemme, si je décide d’aller vite, de prendre n’importe quelle décision, eh bien, tu peux être sûre que jamais je ne mettrai ce chemisier mal acheté.

C’est à cet instant que je pense aux 40 % d’électeurs qui n’arrivent pas à se décider. Macron, Hamon, Mélenchon, ils vont finir par voter pour une chemise qu’ils ne mettront jamais, me dis-je, terrorisée. Mais pourquoi, pourquoi sommes-nous ainsi mal décidées, incertaines, indécises et intimidées ?

Mon amie y a beaucoup pensé. 

– C’est lié au jugement des autres. Je sens trop leur violence, et l’absurdité de toute chose. Je voudrais donner raison à tout le monde, tout le monde a ses raisons.

Les affres de mon amie F. me rappellent une chanson :

J’aime les gens qui doutent
Les gens qui trop écoutent
Leur cœur se balancer

Elle exprime de la douceur, une tolérance qui fait défaut aujourd’hui. Les indécis, les indécises, sont des cailloux dans les chaussures trop bien cirées. Leurs scrupules perturbent et freinent la folle marche du monde. Et pas seulement pour les candidats aux élections et pour les instituts de sondage.

On entend sans peine les bougonnements des décidés, des décideurs, des bien adaptés, des agents de la circulation, des donneurs de leçons, des petits chefs, et des différents types de grandes personnes : Allez, allez, on se dépêche, on ne traîne pas, je n’ai pas que cela à faire. 

Anne Sylvestre, non sans courage, monte au créneau : 

J’aime les gens qui n’osent
S’approprier les choses
Encore moins les gens.

Peut-être est-ce ce sentiment de faiblesse partagée, ce sentiment de non-propriétaires du monde, locataires à peine, passagers plutôt, qui définit le mieux les indécis. Les hésitants. Ceux qui n’osent. On les trouve sur le pas de la porte, ils n’entrent pas. Ils ont peur de déranger. On les retrouve sur les marges du monde. Ils ne se battent pas pour les places, ils se réservent pour les causes. Ils ont trop d’orgueil et de lucidité. 

L’indécision est une vertu littéraire. Franz Kafka en serait le saint patron. Incapable de se résoudre à vivre, à aimer, à partir, à rester. Incapable de s’engager. Dans la cohorte des indécis, voici aussi Bartleby, l’employé incertain, inventé par Melville, sanctifié par Gilles Deleuze. Celui qui préférerait ne pas. I would prefer not to, dit-il, et comme je le comprends. 

L’indécision, vertu des poètes, des artistes, des écrivains, ouvre grand les fenêtres de l’imagination. L’imagination des autres, celle qui paralyse, fait de mon amie F. l’une des meilleures écrivains de sa génération. Car, à la manière de Virginia Woolf, elle ne finit jamais de déplier les possibles, les autres vies que la mienne, les autres façons de faire et de penser. Ce n’est pas pratique ? Oui, c’est vrai. C’est mieux : un viatique précieux pour sombres temps. 

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