Le nombre d’indécis dans cette campagne présidentielle est-il inédit ?

À trois semaines du premier tour, il est inédit d’enregistrer 41 % d’électeurs qui déclarent pouvoir encore changer d’avis. Mais ce qui est le plus atypique, c’est de relever une abstention potentielle à 35 %. Les chiffres vont naturellement continuer à évoluer, mais nous sommes bien partis pour avoir une abstention au-dessus de 30 %. Et 30 %, c’est deux points de plus que le record de 2002 ! 

À cette date, le taux des indécis et le taux de l’abstention potentielle sont les deux phénomènes marquants de cette campagne, inédits pour une présidentielle sous la Ve République. Tout cela témoigne d’une insatisfaction fondamentale à l’égard du système politique.

Elle a commencé à se manifester au début des années 2000 avec la crise du résultat. Cela s’était traduit par le 21 avril 2002 : l’échec de Lionel Jospin au premier tour de la présidentielle face à Chirac et la qualification de Le Pen pour le second tour. Et puis la dernière décennie a été une décennie d’échecs. Nicolas Sarkozy et François Hollande avaient tous les pouvoirs en main et, à tort ou à raison, cela n’a pas fonctionné. La conséquence est un ébranlement très profond. C’est cela qui se manifeste dans ce taux d’abstention potentielle très élevé.

Quelle définition donneriez-vous des indécis ?

Les indécis, ce sont les électeurs qui nous disent qu’ils sont certains d’aller voter, qui nous donnent une intention de vote, mais qui ajoutent qu’ils peuvent changer d’avis quand on leur demande : « Êtes-vous sûr de votre choix ? » 

Traditionnellement, plus on se rapproche du jour du vote, plus l’indécision recule. Et c’est bien ce que l’on constate. Nous étions encore à plus de 50 % à la mi-mars et sommes début avril à 41 %. Les électorats se construisent sur la durée. Ce n’est pas un indicateur facile à traiter car il nous dit simplement qu’il existe une fluctuation plus forte que les autres années. Il y a aussi quelque chose qui joue dans ce taux plus élevé que d’habitude, c’est Emmanuel Macron. C’est chez lui que le taux d’indécis est le plus élevé. C’est assez logique. Un candidat qui se positionne sur la case centrale recueille des certitudes de vote plus faibles. François Bayrou avait connu cela en 2007, jusqu’au bout. Certains parlaient à tort de bulle médiatique. Cela ne l’a pas empêché de faire ses 18,6 %. On peut donc parfaitement continuer à enregistrer des taux d’indécision élevés jusqu’au terme de l’élection.

Dans votre livre, vous analysez la rupture du lien entre les Français et la politique. Quelle est son ampleur ?

Nous vivons dans un étrange pays où on se raconte des histoires sur le rapport des Français à la politique. On se complaît à dire qu’ils sont, plus que tous les autres, un peuple éminemment politique. Les indicateurs d’opinion montrent le contraire : près d’un Français sur deux reconnaît que la politique ne l’intéresse pas. 20 % l’évoquent de façon positive pendant la campagne. Hors campagne, en novembre, c’était 18 %, alors que 82 % utilisent des notions négatives : la déception, la colère, le dégoût… Je suis fasciné par notre aveuglement. On met en avant les audiences des émissions politiques, 5,6 ou 7 millions. Je m’intéresse aux 30 millions qui ne les regardent pas. 

Ce que vous appelez la PRAF-attitude – « plus rien à faire, plus rien à foutre » – d’une partie du corps électoral va-t-elle au-delà de l’abstention ?

Oui, les PRAF ne sont pas des beaufs, ce ne sont pas des électeurs qui rejettent tout. C’est une attitude très construite, très élaborée. Ce sont des électeurs qui s’intéressaient autrefois à la politique. Ils s’en sont détournés parce qu’ils pensent qu’elle s’est détournée d’eux. Elle ne représente plus ce à quoi ils aspirent ou une forme d’idéal auquel ils voudraient encore croire. Il existe beaucoup de raisons à cela : notamment la crise de l’exemplarité, la morale. C’est un élément extrêmement important.

Quel est l’impact de la question morale sur la campagne ? 

Elle a beaucoup disqualifié François Fillon, même si sa baisse n’est pas seulement due aux affaires, mais aussi à son programme qui inquiète. Mais, au-delà de cet épisode, on a vu apparaître aux yeux des Français deux catégories de leaders politiques : les transgressifs et les dissimulateurs. Les premiers, comme Sarkozy ou Macron à sa façon, transgressent un clivage, une posture. Ils sont relativement transparents et prévisibles. Les seconds sont des personnages plus mystérieux, plus sombres. Les Français s’interrogent vraiment sur qui est François Fillon. Non seulement il se voulait le candidat de la probité, mais il semblait aussi transparent et lisible. Le voilà, aux yeux des électeurs, plus mystérieux, voire dissimulateur.

Quel est le moteur de cette campagne électorale ? 

En 1995, c’était la « fracture sociale », en 2002 l’insécurité, en 2007 le travail, en 2012 la finance. Si je vous demande aujourd’hui ce que c’est, vous aurez comme moi du mal à trouver le thème dominant de cette campagne. Aucun candidat ne parvient à imposer son thème comme la question cruciale que la campagne va devoir trancher. Du coup, je pense que ce sont les électeurs qui sont en train d’imposer leur thème, celui du déverrouillage du système politique.

Dans la possibilité qu’il y ait face à face, au second tour, Emmanuel Macron et Marine Le Pen, les deux candidats qui veulent s’affranchir du clivage gauche-droite, je lis l’expression de cette volonté de transformer le système politique.

Pourquoi est-ce si difficile d’analyser la période actuelle ?

On cherche sans le trouver le moteur majoritaire. Nous sommes dans un quatre-quarts : un bloc de gauche Hamon-Mélenchon à 25% ; Macron à 25% ; Fillon dans la zone des 20% ; Marine Le Pen à 25%. Et je rajouterais le bloc des abstentionnistes. En réalité, c’est un cinq-quarts, donc c’est immangeable ! 

Quelles sont les conséquences de cette situation sur nos pratiques démocratiques ? 

On s’est trompé sur le sens de la participation aux primaires. À gauche, 2 millions d’électeurs, c’est désastreux, et personne ne l’a dit. 4 millions d’électeurs à droite, c’est 10 % du corps électoral. C’est un sympathisant de droite sur quatre, donc les trois quarts sont restés chez eux ! Arrêtons d’y voir l’expression d’un rapport très puissant à la politique. Ce regard occulte l’élément central : nous sommes face à un mouvement de désengagement puissant et très inquiétant. 

Pour quelle raison ? 

À cause du sentiment qu’ont les citoyens de ne pas être entendus. Dans les années 2000, on soulignait que le haut était impuissant. Il y avait une crise du résultat. Aujourd’hui, les Français considèrent que le haut empêche les solutions du bas. Cela génère de l’exaspération et du rejet. La PRAF-attitude est nourrie par ce constat. Les gens pensent qu’ils sont capables de trouver des solutions, mais ils se sentent bloqués par un vieux système. Fillon avait senti cela, d’où sa thématique du déblocage de la société française, de la débureaucratisation.

Allons-nous connaître de grands changements institutionnels après cette présidentielle pas comme les autres ? 

C’est déjà le cas. Les Français essaient d’imposer une réforme en profondeur de nos institutions, sans passer par la réforme institutionnelle. Saluons leur talent : ils ont réussi, en utilisant les enquêtes d’opinion, à signifier à François Hollande qu’il ne devait pas se représenter, vu son impopularité. Et il l’a entendu. Ils ont ensuite utilisé la primaire de la droite pour signifier à Nicolas Sarkozy et à Alain Juppé qu’ils ne voulaient plus d’eux. Ils ont utilisé les primaires de la gauche pour éliminer celui qui aurait pu être l’héritier du hollandisme, à savoir Manuel Valls. Maintenant, ils semblent pousser Emmanuel Macron et Marine Le Pen. Si cela se vérifie, les Français sont en train de transformer profondément la Ve République et son mode de scrutin, de contourner ce qu’elle impose, au profit d’un autre système politique. Les enquêtes d’opinion leur permettent de passer d’une opinion commune qui s’ignore elle-même à une opinion consciente d’elle-même. On est dans une phase de transition où les ressorts et les repères traditionnels sont épuisés.  

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO et LAURENT GREILSAMER

 

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